La montagne est belle…

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Secoués comme un prunier à l’arrière de la Volvo, nous essayons de nous cramponner à ce que nous pouvons. En l’occurrence, rien ! Pas une ceinture pour nous maintenir en place et nous sécuriser, pas une poignée où nous accrocher. La voiture est restée dans son jus depuis les années 60 et c’est un mystère pour moi de constater que des véhicules dans cet état sont toujours autorisés à rouler. Les virages se succèdent, et Paul et moi chutons l’un contre l’autre. Nous ne nous regardons pas. En d’autres circonstances cela aurait pu être amusant, mais pas maintenant, pas aujourd’hui, pas comme ça !

Je réajuste pour la énième fois ma jupe qui n’en fait qu’à sa tête, tandis que Paul rattrape sa mallette qui s’obstine à venir se blottir contre moi à chaque soubresaut de la voiture.

Il est contrarié. Je le vois du coin de l’œil rien qu’en contemplant son visage figé. Moi ? Je préférerais me trouver ailleurs, c’est sûr. Mathilde lit sur le siège passager avant. Comment fait-elle pour ne pas être malade en lisant dans une voiture qui ne cesse de chavirer ? Rien qu’en la contemplant, la bile me remonte le long de la gorge et je réprime difficilement une nausée. François conduit. Mal, très mal ! Un bras négligemment posé sur la portière, il tient le volant uniquement avec sa main droite. Je me retiens de justesse de lui demander de mettre ses deux mains sur le volant. Nous sommes en montagne, près de Font Romeu, et la route zigzague sans cesse. Il a mis le son de la radio à fond, chante à tue-tête un air à la mode et mes tympans vrillent de tout ce boucan. Je regarde tour à tour mes compagnons de route, et je constate être la seule indisposée par la conduite inadaptée de François.

Le soleil tape fort derrière les vitres, et je commence sérieusement à avoir très chaud. Il est presque 15 heures, et ce mois d’avril est particulièrement clément. J’aperçois Paul qui s’essuie le front. Il capte mon regard et me sourit timidement. Il a l’air épuisé. Il faut avouer que la réunion à laquelle nous venons d’assister était tout, sauf attrayante. Notre chef de département nous a hurlé dessus à tout bout de champ, pour n’importe quel prétexte. Initialement, nous étions convoqués pour faire le point trimestriel. Mais cela s’est vite transformé en pugilat. Très énervé, notre supérieur nous a abreuvé de reproches. C’est avec soulagement que nous avons quitté la salle avec tous les autres commerciaux de la région.

Nous devons arriver à notre agence vers 19 heures. Mais serons-nous entiers ? François continue de conduire comme un fou et je pousse tout à coup un cri strident lorsque, au détour d’un virage, il se retrouve face à un véhicule sur la voie de gauche. Il braque violemment le volant pour revenir sur la droite et évite de peu notre chute 30 mètres plus bas, dans le ravin de la montagne !

Mathilde sursaute violemment, et Paul se retient des deux mains sur le siège avant. Prenant enfin conscience du risque qu’il vient de nous faire encourir, Paul s’arrête brutalement le long de la route, sur un emplacement prévu.

Il descend, et s’assoit sur le muret qui délimite la place de stationnement. Je m’éjecte de la voiture précipitamment, comme si celle-ci pouvait se remettre à conduire seule, et m’aperçois que mes jambes tremblent. Elles me portent difficilement. J’inspire plusieurs fois profondément de manière à chasser le malaise et la peur qui me bouffent l’intérieur du ventre.

Mathilde, toute blanche, ne bouge plus sur son siège. Les yeux fermés, elle cramponne son livre comme si lui seul pouvait la sauver.

Paul s’appuie contre la voiture et expire longuement, les yeux lui aussi fermés. François se tord les mains et je voient qu’elles vibrent, comme si elles étaient habitées par un réseau électrique. Il est pâle et n’ose pas nous regarder.

Je m’avance doucement, mes jambes refusant d’aller plus vite et m’approche du bord vertigineux. Je contemple le paysage face à moi, ne voulant pas pour l’instant, baisser mon regard vers le vide qui m’attire.

Petit à petit mes spasmes se calmant, j’ose affronter la nature sauvage qui s’offre à mes yeux. La lumière éblouissante du soleil m’aveugle un instant. Je note le vert foncé des feuilles des arbres, les éclats de jaune parsemés ici et là par le genêt sauvage, et mes oreilles perçoivent le bruissement du vent dans les arbustes. Un serpent lumineux m’intrigue, tout en bas. Il miroite par moment, au gré des branches qui le laisse filtrer, puis disparaît la seconde suivante.

J’étire mon cou pour mieux le voir et je comprends enfin qu’il s’agit d’un ruisseau. Du moins de l’endroit où je me trouve, ça à l’air d’un ruisseau. Quoi de plus normal en somme ? En montagne, de nombreux cours d’eau sinuent et font leur vie le long des chemins de randonnée. En m’étirant davantage encore, je constate qu’un chemin part de notre point de chute jusqu’en bas. Je propose à mes compagnons d’aller nous dégourdir les jambes en empruntant le petit chemin. Mathilde refuse tout net. Paul et François acceptent. Nous n’avons à proprement dit pas la tenue adéquate pour ce genre d’activités, mais après la peur éprouvée, nous avons besoin de nous ressourcer.

Mes chaussures plates m’aident à ne pas trop glisser. Malgré ma jupe, j’arrive à suivre la piste et mes deux collègues et moi nous avançons d’un bon pas vers cette destination inconnue.

Des ronces s’accrochent à mon vêtement et je me retiens in extremis à un tronc lorsque je dérape sur une roche lisse. Paul me tend la main pour m’aider à me redresser. Lorsque j’arrive à me tenir sur mes deux pieds sans chuter, je retiens mon souffle, subjuguée. Les deux hommes suivent mon regard, et époustouflés nous contemplons avec ravissement le spectacle qui se déroule sous nos yeux émerveillés. Le petit ruisseau s’est transformé en rivière, et de part et d’autre de ses rives, de petits bassins se sont formés pour accueillir le voyageur fatigué. Tout autour, une faune aquatique s’est agrippée où joncs d’eau, mousses et petites fleurs blanches agrémentent leurs bordures.

Nous finissons notre descente et m’approchant de l’une des petites mares naturelles, je trempe ma main. De la vapeur s’en dégage et je souris, surprise, ravie de sentir que l’eau est chaude ! Il s’agit de bains chauds naturels. J’en avais entendu parler, sans jamais en avoir découverts. Ils auraient des vertus calmantes et bienfaisantes. C’est en tout cas la rumeur urbaine que j’ai entendu à plusieurs reprises. Certaines personnes viennent de très loin pour avoir le plaisir de s’y plonger entièrement. Ceux-ci sont trop petits pour s’y baigner mais j’immerge mes pieds fatigués avec délectation. Paul et François m’imitent et nous voilà, eux en costumes cravates, pantalons relevés sur leurs mollets et moi, mes collants retirés, à nous relaxer dans cette eau à 37 °.

Quel surprenant trio nous devons produire pour tout promeneur nous rencontrant au hasard d’une randonnée ! Rien ne nous laissait supposer que cette journée laborieuse se conclurait par ce merveilleux moment de détente.

La nature nous laisse sans voix et nous la remercions pour ce bonheur et ce partage.

Bientôt, il nous faudra reprendre la voiture pour rentrer chez nous, mais je suggérerai à Paul de bien vouloir prendre le volant. Une frayeur par jour me suffit !

Corinne Christol-Banos – Copyright 2021

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