Piste d’écriture : Situation vue de l’extérieur
Suite d’un extrait de « Poussière » de R. LEHMANN
Judith était dans sa dix-huitième année, quand elle s’aperçut que la maison d’à côté, depuis des années close, allait être rouverte. Les jardiniers fauchaient, roulaient, roulaient le terrain de tennis, et plantaient des myosotis et des tulipes dans les vases de pierre qui bordaient la pelouse, le long de la rivière. Le lierre aux doigts envahissants, ils l’arrachaient des fenêtres, et la massive façade de pierre grise redevenait soignée et pimpante. Lorsque les jalousies furent levées, lorsque le regard fixe et familier des vieux miroirs ovales, suspendus aux fenêtres des chambres, surveilla à nouveau le jardin, ce fut comme si ce long abandon n’avait jamais été, comme si les enfants d’à côté dussent être encore là, avec leur grand-mère, ces enfants d’à côté qui arrivaient, repartaient, mystérieux, saisissants ; tous cousins, sauf deux frères, tous garçons, sauf une fille ; et qui tombaient par- dessus le mur garni de pêchers, dans le jardin de Judith, pour l’inviter à prendre le thé ou à jouer à cache-cache.
Mais en réalité, tout était différent aujourd’hui…
* * *
Mais en réalité, tout était différent aujourd’hui…
Judith s’aperçut très vite de l’ambiance particulière qui s’accrochait jour après jour à la maison. Après les jardiniers, des ouvriers vinrent transformer l’intérieur de la demeure. Aux couleurs sobres et désuètes d’antan, des tentures rouges et noires remplacèrent les rideaux existants. Des candélabres en fer forgé aux bras immenses succédèrent aux lampes familiales en verres dépolis.
Les immenses canapés de couleur crème furent enlevés au profit de fauteuils club, en cuir noir, entourant des guéridons recouverts de nappes blanches.
Dans l’allée, les bordures furent jalonnées de lampions dessinant le chemin à emprunter. Devant la porte d’entrée, les deux immenses pots autrefois garnis de buis se trouvèrent remplacés par d’énigmatiques sculptures, inquiétantes masses sombres, gardant l’ouverture de la maison comme des sentinelles menaçantes.
De jour en jour, l’atmosphère de l’ancienne demeure se transformait inexplicablement et une tension palpable flottait dans l’air ambiant. Elle se ressentait insidieusement et venait perturber la quiétude environnante de leur quartier, jusqu’à présent calme.
Au bout de plusieurs semaines, quand l’aménagement fut terminé, la nouvelle propriétaire arriva. Lorsque la jeune fille la vit la première fois, elle reçut un choc. Elle ne s’attendait pas à un personnage aussi haut en couleur ! La dame, plutôt grande, d’âge incertain, était entièrement vêtue de voiles. Des voiles rouges et noirs, exactement comme les tentures encadrant les fenêtres du salon. Ses cheveux, recouverts eux aussi de voiles, étaient noirs comme les ailes d’un corbeau. Judith constata qu’elle se déplaçait étrangement : elle flottait plus qu’elle ne marchait ! C’est ce que Judith voyait. Bien sûr, ce n’était pas possible et c’était certainement un effet d’optique ! Les voiles lui recouvraient entièrement les pieds, ce qui donnait cette impression irréelle de flottement. De ces longues mains extrêmement blanches, elle tenait deux laisses au bout desquelles deux dobermans effrayants de puissance, l’encadraient.
Tard dans la soirée, Judith entendit du bruit provenant de la propriété voisine. Des voix et des claquements de portières la firent regarder par la fenêtre de sa chambre. Un groupe de quatre personnes, deux couples apparemment, entraient dans la demeure. Quelques instants plus tard, sa voisine ouvrit en grand les portes-fenêtres de la pièce principale et alluma les bougies des candélabres. Les dobermans se couchèrent de part et d’autre de leur maîtresse. Puis elle invita d’un geste élégant ses hôtes à prendre place autour du guéridon, à côté d’elle.
Judith, bouche ouverte, ne perdait pas une miette de la scène. Tout d’abord, il ne se passa rien. De son point d’observation, Judith n’arrivait pas à voir si les convives se parlaient, mais elle avait plutôt l’impression, le ressenti, d’un silence absolu. Ils ne se regardaient pas, contemplaient juste la nappe.
Ils se prirent mutuellement leurs mains, toujours en silence, et continuèrent à méditer. Judith ne comprenait pas ce qui se déroulait sous ses yeux. Elle aurait voulu observer la scène de plus près, mais cela restait impossible. Plusieurs minutes passèrent ainsi, sans que rien ne se produise.
Subitement, il sembla à Judith que la table se soulevait puis retombait aussi brusquement qu’elle s’était élevée. La jeune fille se frotta les yeux, persuadée d’avoir des hallucinations. Mais elle eût confirmation quelques minutes plus tard qu’elle ne rêvait pas. La table bougea encore une fois.
Angoissée et terriblement mal à l’aise elle ferma précipitamment sa fenêtre. La nuit fut agitée. Elle cauchemarda sur les évènements de la soirée, après s’être retournée maintes fois dans son lit. Au petit matin, bien réveillée, elle contempla la maison d’à côté. Tout était calme, serein. Elle rit d’elle-même, convaincue d’avoir imaginé la scène durant son sommeil.
La soirée suivante, le manège de la veille recommença, confirmant ainsi à Judith qu’elle n’avait pas rêvé la veille au soir. Elle dût admettre que tout était bien réel et que l’énigmatique voisine s’adonnait à des rites inquiétants. Durant les semaines suivantes, chaque soir, Judith voyait arriver de nouveaux invités, et la scène de la première soirée se reproduisait, encore et encore.
Le sommeil de plus en plus perturbé, n’en parlant à personne de peur de paraître folle, Judith n’arrivait plus à détacher ses yeux de la mystérieuse demeure et de son inquiétante propriétaire. Elle était hypnotisée et son esprit ne trouvait plus le repos.
Un matin, alors qu’elle était seule à la maison, la sonnette de la porte d’entrée retentit.
Lorsque Judith ouvrit, elle se retrouva face à sa voisine auréolée de ses voiles rouges et noirs. De près, elle était encore plus impressionnante. Les yeux marron entourés de khôls noir charbon, les pommettes saillantes rehaussées de pourpre, et les lèvres peintes d’un rouge passion, faisaient ressortir la blancheur de sa peau, presque transparente par endroits. Mais c’est surtout son regard qui magnétisa la jeune fille. Il flamboyait. Leur intensité douloureuse obligea Judith à baisser un temps ses yeux. Elle ressentait comme une brûlure la clairvoyance du regard qui pénétrait son âme avec une acuité surprenante.
De surprise, Judith ne prononça pas un seul mot. La voisine inclina la tête poliment, et lui dit :
« Bonjour Judith. C’est bien votre prénom, n’est-ce-pas ? »
La jeune fille balbutia un oui étranglé, étonnée qu’elle connaisse son prénom. La dame poursuivit :
« Ce soir, je fais une séance de spiritisme. J’ai invité quelques voisins, accepteriez-vous de venir compléter ma table ? »
Elle s’exprimait dans un français soutenu, d’une voix douce et posée. Judith n’arrivait pas à répondre, autant époustouflée de l’invitation que d’être en présence de la personne qu’elle surveillait depuis toutes ces semaines.
« J’ai pu observer que cela vous intriguait. Je pense que cela serait mieux que vous participiez à une séance, vous pourrez ainsi vous faire une opinion plus précise de mon art. Quand pensez- vous ? »
Amusée de constater le mutisme de sa jeune voisine, elle sourit. Puis ajouta juste avant de partir, prenant comme acquis sa participation :
« Cela sera beaucoup plus intéressant pour vous que de suivre la séance de votre fenêtre ! »
Mutine, elle partit sans rien ajouter, laissant Judith abasourdie. Elle savait depuis le début que Judith l’observait ! Pourtant elle aurait juré, que son inquiétante voisine ne s’était pas aperçue de l’espionnage dont elle était l’objet ! Elle était, à n’en pas douter, une redoutable adversaire.
Judith referma sa porte, muette de saisissement. Se rendrait-elle à la soirée ?
Corinne Christol-Banos – Copyright 2020
J’ai adoré cette nouvelle, j’étais prise dans l’histoire et déçue de ne pas avoir la fin, tellement que c’était bien raconté super