L’avant-dernière demeure

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Piste d’écriture : déménager ou vider un lieu

Sa décision est prise en une semaine.

Monsieur C dispose d’une place en maison de retraite et il emménage sous huit jours. Quel chamboulement pour lui et sa famille !

Ses enfants ont quatre semaines pour tout déménager avant de rendre les clés au propriétaire. Les voilà donc, ce samedi, certains remontés à bloc, d’autres complètement déprimés de voir leur père quitter son appartement.

Nous sommes le 4 avril, il fait beau et froid et un cataclysme de papiers à trier les attendent. Lucie se porte volontaire pour gérer l’administratif. Ce sont ses qualités de secrétaire qui s’expriment. Des cartons pleins de documents de toutes sortes, à classer ou détruire.

Jean accepte la mission d’emballer les disques, cassettes, DVD et livres afin de les proposer par la suite à la vente. Des dizaines de bouquins sur des tonnes de sujets, que leur père a lus des centaines de fois. Josiane, l’aînée des enfants, toujours pragmatique, prend en main les armoires et placards. Elle se met à ranger par catégories les vêtements, ce qui n’est pas une mince affaire puisque leur père a conservé des tenues vieilles de 20 ans qui ne lui vont plus depuis belle lurette.

Avec tous les effets qu’elle rassemble, Josiane annonce à la cantonade qu’ils pourraient habiller l’immeuble tout entier. Le placard de sa chambre à la maison de retraite ne comporte que peu de places, « et il ne sera pas extensible », comme elle le souligne haut et fort de sa voix stridente. Son père, entendant la remarque, hausse les épaules en maugréant.

Bertrand, le plus jeune de tous, s’attaque à la vaisselle. Il s’aperçoit très vite qu’il n’a pas assez de cartons pour tout emballer. Abandonnant à même le sol les verres et assiettes déjà sortis, il annonce à qui veut bien l’entendre qu’il va chercher des contenants, et revient le plus vite possible.

Les conjoints de Lucie et Josiane décident de commencer à démonter les petits meubles quand soudain Josiane crie : 

« Stop ! Arrêtez tout, on a oublié de photographier les meubles que l’on doit vendre ! »

Dégoûtés d’être stoppés dans leur élan, les deux hommes décrètent qu’il est l’heure « d’en griller une petite » et s’installent sur le balcon.

Monsieur C, d’un ton de commandement, leur signale :

« Vous savez qu’il y a aussi la cave à vider ? »

Tous se regardent, dépités. Non, ils n’y ont absolument pas songé. D’un même mouvement défaitiste, montrant le peu d’enthousiasme qu’ils ont pour la tâche, ils descendent. Lorsqu’ils entrouvrent la porte en bois, fermement bouclée par un cadenas d’une épaisseur déraisonnable, ils reculent, effrayés par le bric-à-brac qu’ils y découvrent.

Malgré sa petite taille, la cave est encombrée du sol au plafond et dans tous les recoins de tas de meubles et objets entassés les uns sur les autres. 

« Une souris ne peut y pénétrer ! » Annonce d’une voix pessimiste le mari de Lucie.

La pièce dégueule littéralement d’objets de toutes sortes, « certains datant sûrement de la Première Guerre mondiale », comme le décrivent les deux hommes d’un humour grinçant.

Pas un interstice de libre pour y passer ne serait-ce qu’un doigt ! Josiane attrape un seau qui se trouve être devant tout le reste et le retournant, s’y assoit dessus, découragée.

Son mari lui fait remarquer qu’ils n’en sont qu’au début et que, si elle baisse les bras maintenant, ce n’est pas gagné ! Elle a envie de hurler. Il ne manque pas d’air, lui qui a préféré fumer une cigarette plutôt que de prendre en photo les meubles quelques instants auparavant !

Au bout d’une éternité, Bertrand revient enfin avec une vingtaine de cartons supplémentaires. Jean lui demande s’il est allé les chercher dans le département voisin, vu que cela fait bien deux heures qu’il est parti ! Son cadet ne daigne même pas lui répondre et découvrant qu’aucun meuble n’a pas  été pour l’instant démonté, lui rétorque :

« Et vous, vous avez fait quoi depuis mon départ ? Parce que là, tout de suite, on n’a pas vraiment l’impression qu’on déménage papa ! »

La grande équipe n’est pas au bout de sa peine. Il y a aussi toute la nourriture à vider. Le garde à manger garni pour des semaines, et puis surtout mettre en ligne le plus rapidement tous les meubles, et bibelots dont leur père se défait. Il faudra recevoir les éventuels acheteurs, négocier les prix, se battre pour ne pas avoir l’impression de donner au lieu de vendre. Tous ces souvenirs ont une valeur bien plus importante que leur prix marchand. Chaque enfant garde un petit quelque chose de toutes ces années où leurs parents vivaient ensemble, mais c’est un déchirement de devoir se séparer de tout le reste.

Josiane a le cafard. Cet appartement est une tranche de vie, celle de ses parents unis et de ses enfants lorsqu’ils étaient petits. Elle tombe sur les albums photos et ne résiste pas à les feuilleter. Lentement. Elle regarde une par une chacune d’elles, témoignage d’un passé révolu. Elle se tourne et voit son père l’observer. Il entre dans la chambre et s’installe sur le lit à côté de sa fille, où sa femme et lui ont partagé tant d’années.

Elle pose l’album sur leurs jambes réunies, et ensemble se remémorent les bons moments. Les mariages, les naissances puis les moins bons aussi.

Josiane sent une larme couler le long de sa joue. Un mouchoir apparaît dans son champ de vision. Son père le lui tend d’une main pendant que de l’autre il s’essuie ses yeux.

Dans cet appartement il y a eu beaucoup de larmes, de cris, de rires. Les murs, les objets, les meubles ont nourri de leur âme toutes ces années, leurs corps, leurs cœurs.

Il lui attrape la main. Ils se regardent, se sourient, puis se lèvent et épaule contre épaule se dirigent vers l’avenir.

Tant qu’ils sont ensemble, partout où ils seront, rien ne changera. L’endroit, le lieu n’a aucune importance. 

L’important c’est qu’ils avancent côte à côte.

Corinne Christol-Banos – Copyright 2020

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