Le boîtier

Corinne-Christol-Banos-Le-boitier-Nouvelle.jpg

Piste d’écriture : Un trait de caractère saillant, une attitude habituelle. Le hasard crée une remise en question. Le personnage va-t-il poursuivre dans sa manière, que restera-t-il de son ancienne manière d’être ?

Cornélia battait des mains. Nous allions dénicher des merveilles ! Elle en était persuadée. J’opinai, n’en pensant pas moins.

Dès que je posai le pied hors de la voiture, je regrettai ma décision de l’accompagner en ce lieu poussiéreux sûrement, que j’exécrai déjà. Ma fiancée provisoire, les mains toujours en mouvement, m’attrapa le bras et me fit accélérer le pas, impatiente de pénétrer dans cet endroit, qui me répugna rien qu’en observant la devanture extérieure.

Une pancarte bringuebalante oscilla dangereusement au-dessus de l’entrée principale, si entrée pouvait réellement définir la porte qui servait d’accès à cette misérable boutique !

Lorsque nous pénétrâmes dans le réduit obscur, une sensation d’étouffement m’envahit. Je ne pus l’expliquer sur le moment, mais une émotion indéfinissable m’attrapa et ne me lâcha plus. Je dus cligner des yeux plusieurs fois afin de m’habituer à l’obscurité ambiante. Les fenêtres, pourtant, laissaient entrer le soleil mais c’était comme si cet endroit filtrait la lumière. Mes lunettes dans la poche de mon veston, je lâchai la main de Cornélia qui, impatiente, prit possession de l’endroit comme si sa vie en dépendait. Quant à moi, vigilant à ne pas salir mon costume trois-pièces sortant de chez le teinturier, j’acceptai patiemment que ma fiancée furète parmi les étalages encombrés. À part notre couple, deux personnes âgées déambulaient elles aussi et s’extasiaient sur la plupart des objets qu’elles dénichaient.

Moi, l’œil éteint, je me questionnai sur l’utilité de telles boutiques. Il serait tellement plus agréable de se promener dans des magasins climatisés, aux allées moquettées et aux vendeurs stylisés, m’accueillant cérémonieusement en me proposant une tasse de café ou une flûte de champagne.

J’observai Cornélia qui se pâmait devant une breloque cuivrée ternie qu’elle essaya en vain de faire briller à l’aide d’un mouchoir. J’eus une moue contrariée en la regardant. Elle me faisait penser à Aladin avec la lampe du génie ! Mon scepticisme s’accentua en la considérant. Une pensée traversa mon esprit cartésien : ma prochaine compagne s’intéressera uniquement aux belles choses, je devais impérativement l’inclure dans ma liste des qualités essentielles qu’elle devra posséder !

Je louchai sur mon bracelet-montre et constatai que nous étions à l’intérieur de ce magasin depuis plus de trente minutes. C’était trop. Il fallait encore que je passe récupérer ma commande chez l’imprimeur et que j’argumente ma thèse à présenter pour la semaine suivante. Le sujet me passionnait : « Les poisons du 16ème siècle et plus particulièrement celui de la famille Borgia. Le poison qu’ils utilisaient était fulgurant et se dissimulait dans le chat d’une bague, qu’un seul coup d’ongle permettait d’ouvrir. Une simple pincée de la préparation, dont l’arsenic était le composant principal et leurs ennemis tombaient en catalepsie pour mourir quelques instants plus tard. »

Si ma présentation se déroulait bien, j’éditerai par la suite le bouquin que j’écrivais, recensant les poisons les plus violents, de l’Antiquité à nos jours.

Voyant que Cornélia s’entichait encore pour un objet futile, je me dirigeai vers elle pour lui suggérer de sortir lorsque le coin de ma veste s’accrocha à un angle râpeux d’un présentoir en bois. Maugréant, je pestai. L’insalubrité de cette brocante me faisait enrager. Je secouai d’un geste coléreux le contenant en contre-plaqué pour libérer mon vêtement.

Ce faisant, les articles se trouvant sur le présentoir s’entrechoquèrent et je captai le regard incisif de la propriétaire de la brocante. Ils glissèrent l’un sur l’autre et émirent un son grinçant, agressant péniblement mes oreilles. Je rattrapai in extremis un bougeoir piqué de vers de gris et d’un doigt dégoûté, le remis sur le tas d’infâmes articles vieillots.

Me retournant à la recherche de mon amie, un éclat brillant attira mon regard. Entre le bougeoir que je venais de reposer et les autres non moins répugnants bibelots, un petit boîtier m’intrigua. Rond, ressemblant à un pilulier de 3 centimètres de diamètre environ, il était retourné et je n’aperçus de lui que la face arrière. De couleur dorée, d’apparence moins ancienne que les autres articles, il suscita mon intérêt. Sans que je comprenne pourquoi, mon cœur s’emballa et l’adrénaline monta en flèche dans mon organisme subitement aux aguets.

Je le saisis, et regarda l’autre face. Mon sang se glaça. Jetant un regard acerbe vers la propriétaire, puis vers Cornélia, vérifiant de n’être point observé, je l’approchai de mon visage et le contemplai longuement. Plusieurs minutes passèrent ainsi sans que je bouge. L’image de ma mère ouvrant le petit contenant passa soudain devant mes yeux. « Je la revois, attraper d’un doigt tremblant un comprimé et le mettre sous sa langue. Elle me regarde, puis ne me voyant pas réagir, me hurle au visage de lui apporter un verre d’eau. » Les visions cauchemardesques de ce passé que je croyais oublié s’effacèrent petit à petit et je respirai à nouveau normalement.

Je revins à l’instant présent.

La petite boîte dans ma paume me brûla. La sueur commença à envahir mes mains et mon visage. D’une main experte, je fis sauter le loquet fermant l’objet. Le sang tambourinant à mes tempes, la vue subitement voilée, je laissai l’intérieur du boîtier envahir mon cerveau, analysant mathématiquement ce que je ressentais.

Était-ce bien lui ? Comment était-ce possible ?

Je réfléchis en toute hâte, mes pensées traversant mon esprit à la vitesse de la lumière.

La dernière fois que je l’avais eu entre les mains remontait à un peu plus de trois ans. Lorsque j’avais nettoyé l’appartement, j’avais pris soin de ranger tout mon matériel comme à l’accoutumée dans le sac qui m’accompagnait toujours, lors de mes expéditions.

Je sentis l’intérieur du boîtier et l’odeur douce-amère qui s’en dégagea m’envahit les sinus et me confirma, s’il en était encore besoin, que c’était MON boîtier. Un empressement m’engloutit littéralement et une impatience que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps, bouscula mon moi profond. Les poils de mes bras se hérissèrent m’indiquant que cette période de ma vie me manquait terriblement. Je rugis presque sans le vouloir, me tus aussitôt, de peur que l’on m’entende. Si le boîtier était ici, est-ce que mon matériel s’y trouvait également ?

Je ne pouvais décemment pas fouiller toute la boutique sans éveiller les soupçons. Je reviendrai plus tard, seul. Reposant délicatement l’objet, je le rangeai de façon à ce que personne ne le trouve. Je mémorisai le nombre de présentoirs pour me rappeler son emplacement : troisième tréteau, rangée de gauche. Je devais repérer si une autre porte donnait à l’extérieur. J’allai voir Cornélia pour l’informer que je sortais fumer. Distraitement, elle me fit oui de la tête.

Dehors, je fis le tour complet du lieu : une porte se trouvait bien à l’arrière du parking, et aucun système de sécurité n’indiquait qu’une quelconque alarme reliait la boutique à un central.

Ce soir, je reviendrai, mais avant il me fallait vérifier mon intuition.

* * *

Lorsque je déposai Cornélia au bas de son immeuble, je m’excusai et prétextai une réunion imprévue. Je fis demi-tour et sortis de la ville sur les chapeaux de roues. Les kilomètres défilèrent dans mon rétroviseur sans que j’y prête la moindre attention. L’obscurité commença à envahir la départementale et j’atteignis ma destination aux alentours de 21 heures. Le chemin n’avait pas changé et je comptai automatiquement les arbres pour savoir où m’arrêter.

Je dirigeai les phares de la voiture de manière à m’éclairer, puis me mis à compter mes pas. Au 29ème, je stoppai. Mon instinct ne m’avait pas trompé : ma planque n’existait plus. À sa place, un grand container était aménagé afin que les promeneurs puissent jeter leurs déchets. Le lieu, auparavant désert, dévoilait les nombreux passages fréquentés par les randonneurs.

La boule qui se cristallisait au creux de mon estomac depuis l’après-midi s’accentua, et une crampe terrible me souleva l’estomac.

Une pulsion pénétra mon corps. Une, telle que je ne l’avais ressenti depuis bien longtemps. Je repris le chemin inverse et consultai la carte afin de me rendre à la brocante de l’après-midi. J’aurais pu configurer le GPS mais je préférai éviter de laisser des traces concrètes de mon itinéraire. Je fonctionnai comme cela depuis toujours et cela m’avait réussi.

Enfin, j’arrivai devant la boutique. Prudent, je fis le tour en voiture plusieurs fois, m’assurant de la tranquillité des lieux. Je me garai plus loin et fis les derniers pas prudemment. J’enfilai mes gants et mit ma cagoule juste avant de casser le verrou de la porte arrière. Attentif, j’attendis pour m’assurer qu’aucune alarme ne s’enclenchait. Je pénétrai à l’intérieur de la boutique et m’éclairai de ma lampe torche. Je m’orientai à repartant de l’entrée principale en comptant les présentoirs. Je trouvai bien vite le boîtier à l’emplacement exact où je l’avais laissé et le mis dans mon sac à dos. Grâce à la torche, le faisceau lumineux me permit de me diriger facilement. Pourtant, je restai dépité, ne trouvant pas le reste de mes accessoires.

Je cherchai encore. Levant les yeux, je vis enfin plusieurs étagères remplies de verres, tasses et fioles en cristal. Je ne les avais pas repéré dans l’après-midi. L’adrénaline m’envahit à nouveau comme précédemment, et je sus que je venais de LES retrouver ! Les verres à la fleur de lys, ciselée sur le côté, la carafe avec son bouchon en forme de cabochon ! Je les soulevai d’une main ferme et les renversant, je lus les initiales gravées au- dessous : CL. Christian Laboureix. Moi !

Je rugis de satisfaction.

Enlevant mon blouson, j’entourai de celui-ci mes retrouvailles et précautionneusement, les glissai dans mon sac, avec le boîtier.

Soulagé, je songeai que j’étais chanceux de remettre la main sur ces objets que je croyais être en sécurité dans leur abri. Comment étaient-ils arrivés là ? Je ne le savais pas. Mais pour l’instant, j’avais mieux à faire. L’adrénaline éprouvée au cours des dernières heures m’intima l’ordre de m’adonner à nouveau, à ma passion. Cela faisait trois ans que mes démons ne m’avaient pas envahi. Je pouvais bien me laisser aller à présent. De toute façon, Cornélia m’avait montré tout ce dont elle était capable de donner. Rien de plus n’était à attendre de son côté. Je m’en persuadai et m’imprégnai de cet « avant », se distillant dans tout mon être comme une drogue.

Je repris mon véhicule et rentrai chez moi, dans mon domaine aseptisé. Me sustenta, me reposa, me vêtis élégamment et mis une tenue de rechange dans mon sac. De ma voiture j’appelai ma future ex- compagne et lui demandai l’autorisation de venir prendre un verre chez elle.

Lorsque j’arrivai à son appartement, Cornélia m’ouvrit la porte dans un déshabillé laissant transparaître ses désirs. Je la serrai contre moi, puis sortis de mon sac à dos la carafe et les deux verres en cristal que j’avais soigneusement nettoyé, et fis apparaître une bouteille d’un rouge capiteux qu’elle affectionnait particulièrement.

Pendant qu’elle m’attendait voluptueusement étendue sur le sofa en velours noir, j’emplis nos deux verres du vin et d’un geste négligent, saupoudrai le sien d’une pincée acidulée, religieusement conservée dans mon boîtier.

Je vins près d’elle sur le canapé afin d’accomplir mon rituel, l’enlaçai tendrement. Cornélia but son verre tout doucement, accentuant davantage, l’impatience qui bouillait en moi.

Elle eût un rictus stupéfait quand elle ressentit les effets du poison, s’agrippa à moi de toutes les forces qui lui restaient encore. Lorsque Cornélia s’endormit presque définitivement sur mon épaule, mais que le toxique n’eut pas totalement paralysé son organisme, j’attrapai le foulard choisi dans son dressing pour l’occasion, en entourai son cou gracile et serrai tout doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Un plaisir irrationnel m’envahit tel un puissant stimulant, me fit chanceler et je basculai dans une ivresse absolue au fur et à mesure que les pupilles de Cornélia se crispaient de la peur ravageuse l’engloutissant totalement. Le poison, MON poison : le plaisir indicible de donner la mort, me submergea de spasmes violents. Rien de comparable ne me satisfaisait autant que cet acte suprême.

Un sourire béat me transfigura. L’orgasme s’apaisa lentement, ne me laissant que de petits frissons s’estompant peu à peu. Une dernière pensée traversa mon esprit déjà embrumé de sommeil : demain, je serai libre ! Libre de chercher ma nouvelle future victime et d’approfondir mes recherches sur d’autres poisons.

Celui des Médicis m’attirait particulièrement. Puissant et intraçable. Il méritait que je m’y penche totalement et le traite à la hauteur de sa réputation !

Repu, je m’endormis du repos du guerrier.

Corinne Christol-Banos – Copyright 2021

Laissez un commentaire

Rejoignez la communauté