Gracy, les cheveux séparés par une raie très droite au milieu de sa tête blonde, se précipita sur la grande roue installée sur la place principale de leur petite ville de province. Elle se hissa à bord de la première nacelle qui se présenta à elle sans attendre ni ses parents, ni son frère. Elle ramena très vite la bordure de sa jupe de crêpe blanc que la porte faillit coincer lorsque le forain vint bloquer le petit verrou servant de sécurité.
Isabelle, sa mère, lui cria quelque chose qu’elle n’entendit pas, le vent embarqué dans son véhicule éphémère l’empêchant de capter ses paroles. Elle vit celle-ci grimper avec son père et son frère dans quelques nacelles suivantes, eux aussi engoncés dans leurs vêtements de fête.
L’autan soufflait fort en ce jour de mars et malgré sa veste, Gracy tremblait. Elle aurait dû écouter ses parents qui l’avaient prévenu du froid tardif de ce début de printemps. Obstinée, elle leur avait tenu tête, en insistant qu’à 15 ans, elle était capable de savoir comment se vêtir.
– Je sais quoi mettre, c’est pas la peine de me dire tout le temps comment m’habiller, leur avait-elle débité juste avant le départ.
– Ta tenue va très bien pour la cérémonie ma chérie, insista doucement sa mère, mais ce soir tu pourrais avoir froid avec le vent et…
– C’est bon maman, je sais quelle veste je vais emporter. Elle avait coupé grossièrement sa mère, qui avait simplement soupiré en levant les yeux au ciel. Maintenant, elle devait bien se l’avouer, un manteau aurait été le bienvenu. Elle se frictionnait les bras et les mains, et les pans de sa jupe lui servaient de couverture.
La roue fit deux fois le tour, une fois dans le sens de la marche, une fois en sens inverse. Au bout de quelques minutes, les nacelles les relâchèrent et ils se retrouvèrent au bas du manège.
– Où va-t-on maintenant ? Johnny, le frère de Gracy, sautait d’impatience. D’un coup, il aperçut le « grand huit ». Un groupe de jeunes en descendait en riant aux éclats. Celui-là ! fit-il en le montrant.
Je veux faire celui-là !
Isabelle et Guillaume, ses parents, eurent une moue désapprobatrice en contemplant le monstre. Immense, comportant plusieurs loopings : il était évident qu’il fallait avoir le cœur bien accroché pour survivre à une telle expérience. Guillaume interrogea sa femme du regard.
– Ah non alors, ne compte pas sur moi ! Les bras croisés sur sa poitrine, les yeux frondeurs, elle exprimait clairement qu’elle ne monterait pas sur le manège.
– Bon OK, je viens avec toi.
Johnny se jeta dans les bras de son père.
– Super ! Merci papa. Tu viens, Gracy ?
– Ça va pas ! fit l’ado dégoûtée en contemplant son cadet. Je vais être toute décoiffée si je vais dans cet engin. (Elle désignait du menton les montagnes russes qui attendaient ses prochaines victimes.)
– Allez papa, vite…
Le gamin entraîna son père qui raclait les pieds au fur et à mesure qu’ils approchaient des wagons. Une fois assis, il vérifia que son costume ne se froisserait pas. Il se devait d’être irréprochable en tant que témoin du marié. S’il arrivait le trois-pièces défraîchi et la cravate de travers, sa grand-tante ne manquerait pas de lui en faire la remarque, du ton cinglant qu’elle employait dès que quelqu’un la contrariait.
Le monstre démarra et Guillaume s’accrocha à son harnais comme à une bouée de sauvetage. Dès le premier looping il regretta sa décision d’accompagner son fils : la cravate sur la figure, le costume lui remontant désagréablement dans le cou, il sentit plus qu’il ne vit, son portefeuille glisser hors de sa poche intérieure. Malgré le bouton maintenant sa veste fermée, il songea qu’il aurait dû les confier à son épouse. Il lâcha précipitamment sa bouée pour rattraper ses papiers – une seconde trop tard. Son porte-monnaie, puis sa carte bleue, passèrent devant ses yeux écarquillés. Les objets planèrent quelques instants juste sous son nez, puis s’envolèrent vers un lieu inconnu de lui.
À côté, Johnny se déchaînait et hurlait toute sa joie de se retrouver la tête en bas. Quelques instants après, ce furent les tongs de celui-ci qui partirent rejoindre les papiers de son père. Ses chaussures toutes neuves le faisant souffrir, il avait mis ses sandales en attendant l’heure de la cérémonie. En costume et tongs, il ne passait pas inaperçu. Il faut dire que toute la famille avait été très remarquée dès son entrée dans l’enceinte de la fête foraine. Vêtus élégamment, ils faisaient tache parmi les promeneurs en tenues décontractées.
Que leur avaient-ils pris de s’arrêter à cette foire ? Certes, ils étaient en avance, mais il aurait suffi qu’ils patientent dans un café jusqu’à l’heure de la cérémonie et le tour était joué. Alors que non, voulant faire plaisir à leur progéniture, ils avaient cédé à leurs récriminations et s’étaient garés sur le parking à côté de la place.
– Maman, papa, arrêtez-vous, avaient hurlé en même temps les enfants.
Guillaume se mordit l’intérieur de la joue. Quel imbécile il était. Il avait complètement oublié que la fête foraine s’était installée sur la place du village. S’il avait fait le tour et était passé par la départementale, les enfants n’auraient pas aperçu la fête.
Lorsqu’il avait interrogé Isabelle, elle avait simplement haussé les épaules, lui laissant le choix. Devant les cris de joie des enfants, il n’avait pu résister. Et maintenant les voilà, Johnny pieds-nus, et lui sans papiers ni carte bancaire. L’après-midi débutait vraiment mal.
C’est ce moment-là que choisit son portable pour vibrer. Il l’avait oublié celui-là ! Sans réfléchir, alors qu’ils entamaient le deuxième looping, il plaqua sa main gauche sur sa poche, empêchant le mobile d’accompagner ses copains dans leur chute vertigineuse !
Enfin, le monstre stoppa son interminable épopée dans un grincement sonore. Isabelle les regarda approcher les yeux ronds. Elle fixait les pieds de son fils sans chaussures, le bas de son pantalon qui commençait à virer à la couleur sable du sol, puis elle constata les cheveux de son mari hérissés sur le crâne, sa chemise sortie du pantalon et sa veste complètement ravagée par le harnais.
Aucun son ne sortit de sa bouche-bée.
– Je sais ! La main levée pour empêcher sa moitié de parler, alors qu’elle restait muette de saisissement, Guillaume lui expliqua les derniers évènements.
Aux paroles de son mari, Isabelle s’assit lourdement sur un banc, sans remarquer qu’une glace y avait été renversée. Lorsqu’elle entendit le bruit que fit sa robe au contact de l’élément liquide et gluant, elle agrandit ses yeux, suppliant silencieusement du regard son mari, pour qu’il infirme ses doutes.
Celui-ci, muet, n’osait lui confirmer ce qu’elle avait compris sans explications.
Si la famille avait été remarquée à leur entrée dans le parc, elle le fut bien plus à son départ. Le jeune garçon marchait pieds-nus, salissant un peu plus à chacun de ses pas son pantalon noir de costume. Le père débraillé, les cheveux défaits et la mine contrariée, et la mère dont la robe claire dégoulinait de crème glacée à la fraise, émettant un bruit de goutte à goutte à chacune de ses enjambées.
La seule qui s’en sortait bien, c’était l’ado. À part les frissons qu’elle avait ressentis sur la grande roue, rien de plus grave ne lui était arrivé.
– Tu as les clés ? demanda Isabelle à son mari, en arrivant à la voiture. Guillaume fronça les sourcils.
– C’est moi qui les ais ?
– Ben oui. C’est toi qui conduisais tout à l’heure.
Il commença de tapoter ses poches, s’arrêta net. Où avait-il mis la clé de contact ?
Il se retourna et regarda le monstre, qui émit son grincement sinistre. De l’endroit où il se trouvait, Guillaume eut l’impression que le manège se moquait de lui.
La clé s’était trouvée dans la même poche que son portefeuille !
Corinne Christol-Banos – Copyright 2021
J’ai bcp aimé j’étais complètement dans lhistoire