Piste d’écriture : Flash back – écriture à l’envers
Chapitre 10
– Tu es trempé ! Je suis désolée. Tu m’attends depuis longtemps ?
– Depuis 37 ans.
La femme sourit, d’un timide sourire, éclairant son visage fatigué. L’homme enregistre cette image qu’il gardera pour toujours dans la boite secrète de son cœur. Elle lui prend le bras. D’un commun accord ils décident de n’utiliser qu’un seul parapluie et c’est l’un contre l’autre qu’ils se baladent le long du fleuve, sans craindre pour leurs vêtements que l’averse persiste à transformer en vitrines pour intempéries.
– Qu’as-tu fait ces dernières années ? elle doit lever la tête pour le regarder. Il a toujours été plus grand qu’elle mais avec l’âge, elle remarque qu’elle est obligée de se hausser presque sur la pointe des pieds pour apercevoir ses yeux marrons sous les épais sourcils à présent blancs.
– Oh, pas grand-chose. J’ai quand même fini mon doctorat…
– Tu as donc décidé que c’était bien cette voie qui t’intéressait ! C’était plus une affirmation qu’une question, malgré tout il lui répond :
– Oui. Je me suis rendu compte que c’était ma vie. Et toi ? Ton amour des ponts tu l’as enfin concrétisé ! D’un geste, il désigne la structure métallique enjambant majestueusement le fleuve qu’ils longeaient.
– En effet. C’était mon désir le plus cher, tu le sais…
Chapitre 9
– Pourquoi veux-tu le rencontrer ? Guiseppe regarda sa sœur d’un air interrogateur. Après toutes ses années, tu ne trouves pas que c’est bizarre ?
Ana contemplait sa tasse aux motifs fleuris que sa grand-mère affectionnait. La fine porcelaine laissait échapper la fumée de son thé et les yeux perdus dans les volutes montant vers le plafond, elle ne savait que répondre.
– Je pense que j’en ai envie, tout simplement. Ou plutôt non, j’en ai besoin…
– Pourquoi ? Après tout, il t’a bien laissé tomber.
– C’est ce que tu crois ? Qu’il m’a abandonnée ?
Guiseppe arrêta de siroter son café, surpris par la question.
Chapitre 8
Ana sort de chez le médecin. Dans sa main, ses résultats. À son bras, son mari la soutenant. Dans sa poche la lettre de l’autre.
Ils s’arrêtent prendre une boisson chaude au café du coin de la rue. Ébranlée, plus qu’elle ne veut le laisser paraître par la nouvelle de sa maladie, elle refuse de laisser les larmes envahir ses yeux. Elle regarde par-dessus l’épaule de son compagnon la rue et les passants.
Sa main vient se poser tendrement sur la sienne.
– Tu me racontes ? d’un mouvement de la tête, il fait allusion aux pages qu’elle conserve précieusement du côté de son cœur.
– Tu veux vraiment savoir ? elle interroge, surprise, celui qui partage sa vie depuis tant d’années. Le visage serein, empathique, il veut qu’elle soit heureuse.
– Dis-moi.
Elle replonge dans ses rêveries. Depuis quelques temps, elles reprenaient le dessus malgré elle, sans lui demander son autorisation.
Chapitre 7
La clé dans la boite aux lettres, elle contemple interloquée, la missive dans sa main. Le facteur lui a joué un drôle de tour. Ce courrier, elle l’avait tant attendu, et voilà qu’aujourd’hui, après toutes ses années de silence, elle le reçoit. Il a juste 30 et quelques années de retard…
Les jambes tremblantes, elle rentre s’installer à sa table préférée et le pose tout doucement, avec précautions, comme si celui-ci pouvait se dissoudre subitement devant elle si elle le manipulait trop brutalement.
Elle se décide enfin à le décacheter. Le feuillet qui en tombe se déplie seul, comme s’il était doté de pouvoirs. Sans presque le vouloir Ana commence sa lecture. Elle la ramène des années en arrière, où future jeune mariée elle le laissait s’éloigner sur le quai de gare. Les épaules voûtées, le cou rentré et la démarche hésitante, il se retourne une dernière fois. Son regard de chien battu, les cils contenant difficilement les larmes, il lève une main tremblante et la salue avant de monter dans le wagon.
Cette scène, elle se l’est remémorée des centaines de fois. Pourquoi n’a-t-elle pas couru, et n’est- elle pas montée dans ce wagon avec lui ?
Pourtant, la réponse elle la connaît. Leurs conceptions de la vie ne correspondaient pas. Lui, voyageur infatigable, toujours à la recherche de réponses aux questions existentielles. Elle, amoureuse de sa ville, des projets plein la tête pour l’améliorer. Ce n’était pas l’amour qui était un problème, mais bien leurs différences de chemin de vie qui les avaient séparées !
Chapitre 6
La main sur la poitrine, elle essaie de contenir les battements de son cœur. Depuis quelques mois, il bat de manière irrégulière. Un battement non l’autre, un peu comme lorsque, les mains sur le piano, on oublie de jouer une note. Il va vraiment falloir qu’elle consulte un médecin. Son mari ne cesse de le lui dire, mais elle recule ce moment inévitable. Elle se lève de sa table de travail à la Mairie, prend son sac pour attraper ses médicaments. Son portefeuille tombe et une photo jaunie dévoile le bout de son nez. Elle la ramasse et surprise, se rasseoit. Elle ne s’en souvenait plus, cela remonte à si longtemps…
Elle a 25 ans, lui 7 de plus. C’est le jour de l’union de leurs meilleurs amis. Elle porte un tailleur crème et son sourire la transfigure. Lui est en costume bleu marine et ses yeux ne la lâchent pas une seconde. Ils forment un couple harmonieux. Cette journée ne se déroulera pourtant pas jusqu’à son terme. Leur non avenir en commun les rattrapera et les submergera. C’est ainsi qu’ils décideront de ne pas continuer ensemble.
Son cœur se serre effroyablement. Elle ressent une douleur sourde et elle ne sait pas si c’est l’émotion de l’avoir perdu ou bien si c’est autre chose qui se manifeste.
Chapitre 5
Ana et son mari prennent leur petit-déjeuner. Lui, le nez dans son journal, elle sur son ordi. Elle consulte ses mails.
Aujourd’hui, cela fait 37 ans qu’ils se sont mariés. S’en rappelle-t-il ? Elle le regarde. L’observe. Il y a toujours de l’amour entre eux, mais il s’est transformé depuis quelques temps en complicité affectueuse.
Ils sont bien ensemble, mais rien à voir avec leurs débuts où ils ne pouvaient rester sans se toucher plus de deux minutes. Elle n’envisageait pas que leur amour prendrait un chemin si terre à terre. Les enfants à présent loin d’eux, ils cohabitent en amis.
Chapitre 4
Elle se promène sur son pont. Elle l’admire, le caresse, le contemple. Elle a réussi quelque chose d’important : la construction de ce pont, celui que depuis qu’elle est enfant, elle rêve de voir construire. Jusqu’à présent, la ville étant divisée en deux, sur des rives face à face, il fallait faire un long détour ou bien prendre le ferry pour accéder à l’autre côté. Combien de fois l’a-t-elle fait pour rendre visite à sa grand-mère ?
Elle vient d’avoir 50 ans, et enfin il est terminé. Quelle fierté ! Cela lui a demandé beaucoup de travail et de sacrifices pour y arriver mais elle a réussi et elle n’est pas peu fière.
Chapitre 3
Sa grand-mère ne le verra pas. Son pauvre corps n’a pas tenu assez longtemps. Pourtant, Ana sent sa présence tout le temps. Elle sait qu’elle est fière de sa petite-fille et que son pont sera une réussite pour la ville. Si elle l’a conçu et qu’elle a passé tant d’années sur ce projet, c’est pour elle. Handicapée, sans voiture, c’était compliqué pour sa grand-mère de se déplacer. Enfant, Ana devait attendre que ses parents l’accompagnent de l’autre côté et elle s’était fait une promesse : celle de réunir les deux rives afin qu’elles puissent se voir plus souvent.
Et ça y était, il allait être enfin construit !
Chapitre 2
– Regarde mamie, regarde. Elle montrait un plan à sa grand-mère. Il s’agissait d’un pont tracé sur une page de cahier scolaire. C’est pour toi, quand je serai architecte je le construirai et comme ça on pourra se voir souvent.
Sa grand-mère rit. Elle caresse tendrement les cheveux de l’ado.
– Ce n’est pas aussi pour voir ton amoureux, par hasard ? Il me semble qu’il vit de ce côté lui aussi ! Malicieuse, la grand-mère regarde le visage de sa petite-fille s’empourprer.
– Hum. Embarrassée Ana ne sait que répondre. Sa grand-mère est perspicace. Elle a raison. C’est une évidence. Il habite sur cette rive et à chaque fois qu’elle vient voir sa grand-mère elle espère le rencontrer lui aussi.
Chapitre 1
Il pleut à verse. Il fait un froid de canard, mais ce n’est pas grave. Il lui a donné rendez-vous sur son côté de rive. Alors, elle a persuadé ses parents de l’amener pour rendre soi-disant visite à sa grand- mère. Maintenant, vêtue d’un imperméable et de bottes en caoutchouc, elle l’attend sous son parapluie à fleurs mauves.
À quelques dizaines de mètres d’elle, elle aperçoit un point noir qui bouge et s’approche. Dessous, c’est lui. Il est grand et lorsqu’il s’avance, elle doit lever la tête pour lui parler. Elle a 15 ans et malgré leur différence d’âge, elle sait qu’ils s’aiment.
Il attendra le temps qu’il faut pour l’épouser…
Corinne Christol-Banos – Copyright 2021