La belle avec ses lambeaux de dentelles virevolte autour de la place où les petites gens se sont rassemblées pour les regarder arriver. Elle tourbillonne et enrubanne de son joli et inquiétant sourire les passants en une folle sarabande.
Gagnés par cette soudaine frénésie, ils se laissent prendre au jeu de la fête et de la danse, oubliant pour un temps leur quotidien éreintant.
Arlequin et Scaramouche rient à gorge déployée. Ils entraînent les jeunes femmes avec eux, laissant dans leur sillage le mari ou le fiancé qui se voit abandonné pour un temps. Géronte les charme par des phrases poétiques et Isabelle, pas si ingénue que ça, aborde sans en avoir l’air les hommes provisoirement délaissés par leur compagne.
Le docteur, lui, s’approche tout doucement des quelques enfants restés plantés là en attendant le retour de leur mère. Il sort de ses manches des bonbons et sucreries pour les attirer à lui, comme il aurait proposé du miel aux abeilles. Je vois de mes yeux ébahis les visages des enfants se transformer, s’aigrir. Subitement, ils se mettent à vieillir prématurément comme sous l’effet d’un maléfice !
Il a sorti de sa volumineuse manche bouffante une fiole d’un vert cristallin. Sous l’effet d’un charme qui me dépasse, je vois celle-ci se remplir de la jeunesse des enfants. Ils perdent leur innocence en quelques instants. J’ai l’impression d’assister à la scène d’une pièce de théâtre où le flûtiste jouerait de son instrument pour enlever les enfants de tout un village, sauf qu’ici il ne s’enfuit pas avec eux, il les ensorcelle !
Et moi, je suis là, près de mon étal où je vends mes pommes. Je les regarde, tous, tour à tour et me demande ce qui se passe. Avant, tout était normal ! Chacun vaquait à ses occupations quotidiennes, serein, peut-être un peu triste aussi, dans une normalité accablante.
Ils sont arrivés, avec leurs sourires, leurs rires, leur insouciance, leur magie ! Et tout vole en éclats ! Comme ça ! D’un simple claquement, non pas de doigts, mais de joie truquée. Une étincelle a jailli et les adultes ont tous craqué, sans un regard en arrière pour les personnes qui leur sont chères.
Les voix stridentes des comédiens me vrillent les tympans, et certaines toutes douces me font grincer des dents.
Suis-je la seule à être insensible à leurs panoplies de charmeurs d’âmes humaines ?
Qui m’a vacciné sans que je le sache pour me protéger du venin sirupeux de ces personnages ?
Les âmes de notre petite commune sont comme hypnotisées par le mélange doucereux, sucré salé, de cette caravane de joyeux méchants comédiens. Je me sens étrangement en retrait, un peu comme si tout le monde avait bu la potion magique, sauf moi !
Je vois mes voisins déambuler, rire, danser, et finalement suivre cette troupe dont personne ne sait d’où ils viennent ! Les enfants ont un visage de vieillard, les adultes ont les yeux blancs.
Où sont passés leur jugement et volonté ?
Ils ne sont plus capables de réfléchir par eux-mêmes et soudain, je m’attribue le rôle de sauveuse d’âmes. Sidérée par mon attitude pleine de hardiesse, moi d’habitude si réservée, je prends un par un les habitants de mon village par la main ou par l’épaule, et les ramène à la réalité.
D’abord les mères reprenant leur rôle auprès de leurs enfants perdus, puis les enfants s’accrochant à leur mère comme à une bouée, et enfin les hommes qui vont regagner leurs champs et leurs occupations quotidiennes.
Petit à petit, après beaucoup d’efforts, j’ai rattrapé toutes les personnes et les ai ramenées dans notre monde de petites gens. Alors la magie s’efface et tout reprend sa place. Les enfants sont désenvoûtés comme par magie et les adultes aussi.
Les comédiens de la troupe, n’ayant plus personne à ensorceler perdent leur sourire, leurs rires et leur insouciance et s’en vont vaincus, vers d’autres aventures d’hypnotiseurs d’âmes humaines.
Corinne Christol-Banos – Copyright 2019