Marius

La sirène avertissant d’un bombardement perça le silence ouaté de la nuit. Elle hurlait sa colère et son courroux, martyrisant les oreilles des habitants de ce quartier populaire. Marius fut tiré brutalement du sommeil par sa mère qui, avec l’aide fragile du père, le hissa promptement sur son fauteuil. Marius grimaça, ses jambes lui faisaient mal et le bousculer ainsi, accentuait sa souffrance. Ses frères et sœurs attendaient déjà à l’abri, serrés les uns contre les autres dans le froid incisif et l’humidité. La famille réunie se terra comme une ombre dans les ténèbres de la cave servant de refuge. Plusieurs familles de leur immeuble se cachaient avec eux, le souterrain anti-aérien le plus proche étant trop loin pour y accéder en pleine nuit. Les plus jeunes reprenaient leur sommeil interrompu blottis contre leurs mères, indifférents au vacarme, pendant que les adultes sursautaient toujours autant à chaque frappe.

Marius, seul son lit pouvait lui apporter le repos. Il grelottait malgré la couverture qui le recouvrait et ses frêles membres dont la peau semblait flotter sur le vide de son corps, dansaient la gigue à chacun de ses frissons.

Sa tête dodelina d’avant en arrière alors que la fatigue s’insinuait plus encore dans son squelette de jeune ado. Il ne pouvait dormir dans cette position, c’était impossible. Sa mère s’occupait de ses frères et sœurs. Il la contempla, elle était son horizon, son regard ne la quittait pas. Malgré son insistance, la mère ne tourna pas la tête et Marius resta solitaire avec son chagrin et ses douleurs.

Ces années de guerre ne finissaient pas. Les bombardements s’intensifiaient, toujours plus forts, toujours plus denses. Chaque mois passé laissait présager de la non fin de cette guerre affligeante. Les organismes criaient famines, l’espoir d’un cessez-le-feu disparaissait, les hommes revenaient amochés, brisés. Le père de Marius, gravement malade, ne partirait plus.

Une fillette dont le sommeil n’était pas la préoccupation principale, s’avança et tendit sa poupée à Marius. Elle lui souriait, attendant patiemment qu’il comprenne qu’elle voulait jouer. Elle devait avoir dans les 5 ans, estima-t-il. Surmontant son mal-être, il accepta l’objet et fit semblant de s’y intéresser. La poupée avait connu des jours meilleurs, elle aussi. Sa robe, rose à l’origine, avait à présent la couleur d’une craie grise et ses yeux qui auparavant devaient être bleus, étaient voilés, comme si elle-même pouvait ressentir l’ambiance particulière.

Avisant un morceau de bois au sol, Marius fit signe à la petite fille de l’attraper. En quelques manipulations il bricola une sorte de brancard et se servant de sa couverture, en recouvrit la poupée. Puis, il sifflota une sirène pour imaginer le transport de la poupée vers l’hôpital. Des regards courroucés convergèrent vers lui et sur une signe de sa mère, il arrêta net sa démonstration. Mais le résultat était là, la fillette riait, heureuse d’avoir trouvé un compagnon de jeu à la hauteur.

Il essaya d’allonger ses jambes afin d’apaiser les tiraillements. Sa grande sœur vint l’aider. Elle lui massa les jambes, l’une après l’autre, et Marius trouva enfin du soulagement. La posture assise ne lui convenait pas. Il avait faim, il avait froid, il avait mal. Pourtant, il ne se plaignait jamais. De caractère optimiste, il trouvait du réconfort dans le peu de choses que la vie lui offrait : un chocolat chaud avec du miel, le sourire du laitier le matin lors de la distribution de la ration, un baiser de sa mère. Il n’était pas le garçon le plus malheureux sur cette terre. Il en était convaincu. Depuis quelques mois, il écrivait. Son personnage préféré était Robert, son frère, parti à la guerre depuis sa majorité. Marius vibrait à chacune des lettres que la famille recevait, par des intermédiaires tous plus clandestins les uns que les autres. Au fil des missives et des anecdotes de Robert, il avait créé son personnage qui se battait tantôt à l’épée contre une armée de mousquetaires, tantôt au sabre comme les combattants japonais.

Lorsque la guerre serait finie, il irait consulter le grand médecin dont sa mère lui parlait. Celui-ci pourrait certainement faire quelque chose pour lui. Un jour, il remarcherait, ça aussi il en était convaincu. Ce jour-là il l’imaginait ensoleillé, les gens libres. Plus d’armée, plus de vacarme en pleine nuit. Il se voyait debout, sans son engin de torture autour de ses hanches. Plus de fauteuil. Plus de douleurs. Alors, il irait le plus loin que ses nouvelles jambes le lui permettraient et de toutes ses forces, il lancerait aux oubliettes cette chaise du diable.

Avec sa petite amie qu’il imagine en robe rose fleurie, au doux regard d’un bleu azur, ils courront à perdre haleine main dans la main, s’arrêteront pour contempler les paysages, laisseront le vent s’immiscer dans leurs cheveux. Il la portera, la fera tournoyer, voler, planer au-dessus de lui et ce jour-là il sera enfin libre.

Libre de déployer ses ailes pour s’envoler…

Corinne Christol-Banos – Copyright 2021

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