Notre étoile

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Je rangeai l’armoire de ma grand-mère lorsque je vis tout au fond du meuble, cachée derrière une pile de foulards, une boîte à chaussures d’enfant dans les tons de rose aux motifs de fleurs entremêlées. Intrigué, je l’ouvris.

Un puissant effluve de lavande me submergea instantanément.

Ce parfum ! Je l’ai tellement respiré durant mon enfance. En une fraction de seconde, me voici transporté des années en arrière. Depuis toujours, mon aïeule met des petits sachets de lavande dans tous ces meubles. Mamie Paule les cueille à la belle saison, les fait sécher puis confectionne de petits sacs de tissu qu’elle bourre de fleurs violettes. Elle affirme qu’elles sont idéales pour parfumer les vêtements et les petites bêtes agressées par cette odeur, fuient avant de pouvoir s’attaquer au linge de maison.

Quelquefois, j’en trouve encore dans le buffet où elle entrepose la vaisselle. J’ai le souvenir de ma mère, plaidant pour ne pas manger dans une assiette parfumée à la lavande ! Ma grand-mère hausse les épaules à chaque fois sans répondre, et me fait un clin d’œil de connivence.

J’écartai le papier de soie et les aperçus : deux petits chaussons de danseuse, pointure 32, avec un élastique sur le dessus pour retenir les petits pieds.

Les images affluèrent à mon cerveau à la vitesse de la lumière, dans un kaléidoscope de couleurs multicolores, et je me souvins :

« Je me vois sagement assis aux côtés de mes parents sur les sièges en mousse rouge de la salle communale de notre village et j’assiste, les yeux pleins d’étoiles, au spectacle de danse de ma jeune sœur Alice. Du haut de ses 9 ans, elle vient de faire son entrée sur scène avec ses copines du club et elle s’incline à présent devant nous, le teint rosi par l’émotion.

Elle est toute mimi dans sa tenue. Elle porte un tutu en tulle noir pailleté, un justaucorps noir au col claudine blanc et manches courtes, une cravate et une ceinture rayées rouge et noir. Ses collants blancs scintillent sous le reflet des spots de lumières. Un discret maquillage lui rehausse les traits. Du blush corail sur les joues, ses beaux yeux noisette embellis d’un peu de poudre irisée et une touche de rouge à lèvres brillant complètent le tout. Sa coiffure stricte en chignon ne l’enlaidit point et accentue encore la finesse de son port de tête. Elle resplendit.

Je suis amoureux de ma sœur ! Oui ! Je l’affirme et ne faiblis point devant les rires de ma famille lorsque je le dis haut et fort. J’ai 11 ans, et ma petite sœur est la plus belle de toutes les petites sœurs du monde !

Je suis fier d’elle. Malgré des débuts difficiles dans la vie, elle a su s’affirmer, même face aux paroles cruelles de certains de ses camarades de classe. Je suis toujours à proximité, prêt à intervenir et à jouer mon rôle de grand frère à la sortie de l’école, lorsque je viens la chercher. Le premier qui se moque d’elle, je lui saute à la gorge.

Après plusieurs passages de danseuses plus âgées, c’est enfin son tour. Elle entre en marchant sur les pointes. Elle a répété cette scène des milliers de fois devant nous à la maison, ne voulant pas rater ce moment qu’elle affirme crucial. À présent seule sur l’estrade, elle place un bras au-dessus de sa tête, l’autre sur sa taille et attend le début de la musique, le regard frondeur dirigé vers le public. Lorsque les premières notes attaquent, Alice commence à danser. Elle s’essaye sur le thème de Harry Potter. Très grand moment d’intense communion où nous retenons notre souffle. Elle tourne, virevolte, sans un faux pas, sans hésitation, son merveilleux sourire transfigurant son petit visage de presque adolescente. Elle ne semble éprouver aucune difficulté, mais nous, nous savons combien cela lui demande d’efforts et de concentration. Elle tient maintenant la baguette du sorcier et sur les pointes, traverse toute la scène ne manquant aucun pas. La danse dure presque quatre minutes et les entrechats, les sauts, les pirouettes s’enchaînent sans anicroche. Je sens mes parents stressés. Ma mère tord ses mains pendant que mon père massacre une cigarette entre ses doigts. Quant à moi, une rigole de sueur dégouline le long de ma colonne vertébrale. Je m’aperçois que mes dents s’entrechoquent et je les serre très fort pour qu’elles ne claquent pas.

D’autres filles viennent à présent l’entourer pour le final. Elles dansent quelques pas ensemble, puis enfin c’est fini. Elle est rayonnante, elle sait qu’elle a réussi.

Le public se lève d’un seul mouvement et les applaudissements crépitent. Ils durent longtemps, très longtemps. Ses copines du club restées en coulisses la rejoignent sur scène ainsi que son prof, et eux aussi l’applaudissent à tout rompre. Elle se contient difficilement devant ce déluge de bravos et des acclamations admiratives de la salle. Je vois une larme, puis deux, s’immiscer le long de sa joue, moi-même j’efface d’un geste prompt celles qui roulent sur mon visage. Ma mère ne se cache pas. Le mouchoir vissé sous son nez, elle ne peut retenir son émotion. Idem pour mon père. Pourtant, ce n’est pas un tendre. Mais il est bouleversé, sa petite fille a dansé sur ses deux jambes !

Je vois que nos amis, nos voisins, connaissances, présents dans la salle se tournent pour regarder mes parents et leur émotion n’est pas feinte. Ils sont avec nous. »

Je m’arrache difficilement à ce souvenir qui me touche toujours autant. Je remets à leur place les chaussons. Alice les a offert à notre grand-mère après la représentation, pour la remercier. Mamie Paule adore les ballets de danse classique et c’est elle qui a incité ma sœur à s’inscrire à un cours d’essai. Je range les ballerines dans leur papier de soie et referme la boîte.

Je perçois sa présence. Elle se tient dans l’embrasure de la porte et me sourit. Alice est toujours aussi belle, mais je vous rassure, je l’aime comme un frère et ce n’est plus la femme de ma vie ! La mienne m’attend à la maison avec notre fils.

Elle s’assoit sur le lit et je la rejoins. Elle prend la boîte que j’allais reposer et l’ouvre. Je vois que notre souvenir la transperce. Elle retient sa respiration, un peu comme si elle était en apnée, puis expire lentement. Elle pose sa tête sur mon épaule et chacun dans nos pensées, nous nous remémorons ce merveilleux moment où elle a su qu’elle pourrait faire ce qu’elle voudrait de sa vie, comme les autres.

Nous restons ainsi, blottis l’un contre l’autre, exactement comme lorsque nous étions enfants, sans parler. Juste le plaisir de l’instant partagé. Juste pour nous. Juste nous.

Enfin, elle se redresse et d’un mouvement maintenant familier remet en place sa prothèse. Eh oui, vous l’avez compris : ma sœur est née avec une seule jambe !

Elle avait toujours voulu être danseuse, et ce jour de spectacle où elle avait brillé sur le thème de Harry Potter, était le premier avec cette nouvelle prothèse. Elle avait répété des mois durant avec une autre, provisoire, qui la faisait énormément souffrir. Mais elle ne s’était jamais plaint, n’avait pas reculé devant l’énorme travail à accomplir et le jour J, son prof avait joué le jeu et avait accepté qu’elle fasse le solo. Elle l’avait magnifiquement interprété. N’avait pas fait défaut.

Aujourd’hui, près de quinze ans plus tard, elle ne danse plus : elle court.

Oui, elle court, au sens propre du mot. De danseuse elle est devenue compétitrice en athlétisme. Elle a déjà gagné plusieurs championnats, et son nouveau rêve est de représenter la France aux JO de 2024. Son handicap est sa force ! Elle a su transformer sa souffrance en challenges. A vu plus loin que le bout de carbone composant son pied prothétique et se lance des défis de plus en plus hauts !

Comme toujours, nous serons là pour la porter, l’encourager, pour voir briller… Notre étoile…

Corinne Christol-Banos – Copyright 2021

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