Spirale infernale

Le blé scintillait et de loin, il faisait penser à un champ d’or. Ses épis ondoyaient sous l’effet du vent et me croyant un instant dans le film « Gladiator », je laissais mes doigts s’imprégner de cette manne dorée. Une intense fatigue me saisit et la seconde suivante me retrouvait allongée au milieu de cette nature qui me relaxait toujours. Un bourdon, surpris de ma visite impromptue, me survola quelques instants avant de continuer son chemin. Puis ce fut le tour d’un papillon, qui hésitant au début, vint par la suite se poser sur mon genou, pour s’envoler plus tard vers d’autres horizons.

Un ronronnement régulier me parvenait. Les moissons avaient commencé et je savais que le temps m’était compté.

Avant même de m’en apercevoir, le sommeil me saisit et j’oscillais entre rêves et cauchemars où les jours heureux de mon enfance laissaient place à la couleur sombre qui avait envahie mon existence. Une angoisse me réveilla en sueur et les sens aux abois. Alertée par un son inconnu, je me redressais d’un seul mouvement et me retrouvais assise. Durant quelques secondes, je fus interloquée d’être dans ces hautes plantations, puis les images et les sons me parvinrent. Prudemment, je tentais un regard vers le bruit discordant et mon instinct me dicta de rester cachée. De puissants phares balayaient les champs et je n’eus que le temps de me recoucher avant que les lumières n’interceptent ma présence. Une dizaine d’hommes armés encadraient plusieurs voitures aux projecteurs surdimensionnés. Ils s’apprêtaient à quadriller la zone. Mais plus que ces individus, ce furent les chiens impatients retenus difficilement par leurs maîtres qui me terrorisèrent. Ils humaient l’air furieusement, attendant le moment où ils pourraient chasser. Leurs grognements me donnèrent le frisson.

Je rampai d’abord prudemment au travers des roseaux, essayant de ne pas les coucher sur mon passage puis me mis debout afin d’accélérer, pour mettre le plus de distance possible entre eux et moi. Dérisoire tentative, ils m’auraient rejointe avant même que je ne sois de l’autre côté du champ. Mais mon instinct et la peur qui me vrillaient les tripes n’avaient plus aucun discernement et je ne songeais qu’à sauver ma peau. La pente brutale du champ me déstabilisa et je me mis à rouler sur moi-même telle une toupie emportée par son poids. Les hautes tiges me lacéraient le visage, les bras et les jambes et sans avoir pu reprendre mon souffle je me trouvais précipitée dans le vide puis dans le fleuve. Dans mes souvenirs, il se situait beaucoup plus loin et j’avais dû parcourir plusieurs kilomètres en chutant. La morsure du froid de cette eau glaciale me coupa le souffle et je n’eus pas loisir à récupérer, que le courant déjà, s’enroulant autour de mon corps comme un serpent venimeux, me scia le corps en m’emportant dans ces eaux profondes. L’eau envahissait ma bouche et mon nez et je luttais pour ne pas mourir. A chaque mouvement qui semblait me rapprocher d’une aspérité où je pourrais m’accrocher, les tentacules invisibles qui enserraient mon corps me renvoyaient au centre de cette eau froide et malveillante et je me battais silencieusement contre le monstre. J’aspirais une bouffée de vie, pour replonger aussitôt vers le fond. Ce supplice me sembla durer des heures, alors que plus vraisemblablement, quelques minutes seulement enveloppèrent cet instant de ma sombre existence. Enfin, un bloc de rochers qui pénétraient hardiment dans ce tumulte mousseux, fut ma bouée. En un ultime sursaut, je bandais mes muscles et dans un effort surhumain, je réussis à m’agripper. De toutes mes forces restantes, je me hissais hors de l’eau. Un filet poisseux picota mes paumes. Je le léchai et un goût de fer envahit mon palais. Mes genoux écorchés apparaissaient au travers de mon pantalon déchiré, et l’un de mes pieds sans chaussure m’apprit que je m’étais certainement fracturé l’orteil. Le seul point positif était que j’avais provisoirement distancé mes poursuiveurs et que j’étais pour quelques temps en sécurité. Je me levais péniblement et mes craintes se confirmèrent quand, posant le pied par terre, une terrible douleur me déchira la jambe. Mon orteil était cassé, j’étais sans chaussure et mon état lamentable amenèrent les larmes qui ruisselèrent sur mon visage. Epuisée, je me laissai choir sur un monticule d’herbes en contrebas de la route et m’endormis aussitôt.

* * *

Des aboiements répétés m’éveillèrent. Paniquée, je me cachai derrière le tronc d’un chêne gigantesque. J’aperçus le toit d’un hangar et soulagée, je compris que c’étaient les chiens de la propriété que j’entendais et non pas ceux de mes agresseurs. A pas prudents, grinçants des dents tant la douleur de mon pied m’irradiait à présent entièrement, je claudiquai jusqu’à la barrière qui servait de clôture. Furtivement, je l’escaladais et traversai la cours déserte pour me cacher dans le bâtiment le plus éloigné. Les chiens sentaient ma présence et aboyaient à s’en décrocher la gueule, heureusement enfermés dans un enclos prévu à cet effet. Quelques instants plus tard, bien à l’abri derrière une meule de foin sur la partie haute de la grange, la voix bourrue d’un homme les fit taire. Je tremblais de froid et de peur, mes blessures me faisaient souffrir et la faim tenaillait mon estomac, qui au diapason de mes maux, se tordait par à-coups réguliers. Un sandwich abandonné sur un établi au bas du monticule où je me cachais me fit un clin d’œil appuyé, suivi de près par le grognement de mon ventre qui l’appelait désespérément. N’y tenant plus, je redescendis de mon îlot d’infortune, m’en saisis comme une voleuse et remontai prestement l’escabeau. J’engloutissais ce bonheur en quelques secondes et me réchauffais à l’aide de la paille contre laquelle je me blottissais. Mes bras comme couverture, je me balançais d’avant en arrière pour me calmer.

Alors que je m’assoupissais à nouveau, le moteur de plusieurs véhicules m’alertèrent. Une, deux, puis trois portières furent claquées, et des voix énervées couvrirent les piaillements apeurés des volatiles de la cour. J’identifiais les voix de mes assaillants et cherchais fiévreusement une issue. Au-dessus de ma tête, un velux transparent me tendait les bras. Prenant appui sur une meule plus imposante que les autres, j’arrivais à ouvrir le battant et à grands mouvements désordonnés de jambes, je sortis à l’air froid de la nuit. L’obscurité totale sans lune ne m’aidait pas et c’est à tâtons que je franchissais les barres latérales du bardage métallique qui constituaient le toit. Les hommes de l’autre côté du hangar discutaient ferme avec le propriétaire, je n’entendais pas leurs propos mais je savais qu’ils parlaient de moi. Je pris le parti de m’aplatir le plus possible contre le bardage et d’attendre leur départ. De toutes façons, il m’était impossible de descendre sans repasser par l’intérieur. Les individus ne partaient pas et semblaient se préparer à fouiller la propriété. J’entendis des éclats de voix, l’homme à la voix bourrue semblait mécontent, puis une puissante détonation déchira le silence de la nuit. Le bruit d’un corps résonna à terre, suivi par des rires gras et les hurlements des chiens. Mon cœur se souleva. Mes tremblements reprirent de plus belle. Le groupe se scinda et je compris qu’ils fouillaient la propriété. Ils lâchèrent leurs chiens et je dus me tenir la mâchoire pour empêcher mes dents de claquer. Le plus jeune du groupe pénétra dans le hangar où je me terrais. Son chien, un berger belge à la tête énorme reniflait à présent le bas de l’escabeau au pied duquel j’étais montée. Au travers du velux, je distinguai parfaitement l’homme et l’animal. Ce dernier se mit sur ses pattes arrière et humant les barreaux, jappa furieusement. Son compère grimpa. Paniquée, je cherchais vainement un objet pour me défendre. Une clé à molettes abandonnée sur la bordure de la charpente fermement maintenue entre mes deux mains, je me plaçais sur le côté de la partie fixe du battant et campée sur ma jambe indemne, j’attendis. Le cœur battant, flageolante, ne sachant pas encore comment agir, je me tenais prête tout simplement. Il me sembla que l’homme mettait longtemps à franchir les quelques barreaux nous séparant. Puis le velux s’ouvrit pour laissait apparaître une tête hirsute. Il tourna son visage vers moi et avant d’avoir pu réfléchir à mes actes, je le frappai de toutes mes forces. Un rictus traversa son faciès et il disparut de ma vue en retombant de tout son poids au bas de l’échelle. Le chien se mit à aboyer furieusement et alerté autant par le bruit du corps que celui des aboiements, les autres le rejoignirent. Les invectives fusèrent et je sus que mon temps de survie diminuait. Je tournais en rond comme un lion en cage, cherchant une solution qui ne viendrait pas. Alors, n’écoutant que mon courage je pris mon élan et de toutes mes forces restantes, je me mis à courir pour franchir en sautant la distance qui me séparait du hangar voisin. Il n’était qu’à deux mètres et je devais y arriver. Hélas, mon pied blessé faillit et je n’attrapais que la bordure du bardage qui me déchiqueta les mains. Je tombais violemment au sol et perdis connaissance.

Lorsque je repris conscience, ce furent les visages rassemblés de mes tortionnaires penchés au-dessus de moi qui se matérialisèrent. Leurs sourires carnassiers me glacèrent le sang. L’instant suivant, le coup assené à mon crâne m’assomma pour ne plus me réveiller.

Corinne Christol-Banos – Copyright 2023

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