Un minuscule bout de papier

Corinne-Banos-Auteur-Nouvelle

Piste d’écriture : se laisser porter par des haïkus de Pascale Dehoux (recueil Soie, éd. Tapuscrits, 2018)

Froid soudain
Dans la poche du manteau
Un mot doux d’il y a longtemps

Le vent cisaille les joues du couple qui lutte contre les bourrasques violentes et verglacées de la tramontane. Les visages engoncés dans l’écharpe de laine, les oreilles calfeutrées dans le bonnet, les mains dans les poches jusqu’aux poignets ils avancent à contre-sens de cette tempête de fin janvier.

Enfin, ils arrivent à leur voiture, ils vont pouvoir se mettre à l’abri de ce froid de fin d’hiver.

Elle enlève ses gants, elle préfère conduire en sentant contre ses doigts le contact du volant en cuir. Puis, elle plonge sa main pour attraper les clés et frôle un minuscule bout de papier. Elle fronce les sourcils.

« Qu’est-ce cela ? » se demande-t-elle, étonnée.

Elle l’oublie le temps du trajet et n’y repense que bien plus tard, le soir, dans son lit. 

Intriguée, ne trouvant pas le sommeil, elle se relève et va chercher le papier. Il est tout petit, rabougri et de couleur paille jaunie, un vieux morceau de feuille d’il y a longtemps. Elle le déplie. Apparaît une phrase de quelques mots en pattes de mouche. Par endroit l’encre a bavé, touchée par quelques gouttes de pluie ou par un mouchoir humide :

« Ma chérie, tu me manques déjà, il me tarde ce Week-end ! »

D’un saut de quelques syllabes, la voilà transportée des années en arrière.

Elle est jeune, belle et désirée. Son avenir, elle le voit avec ce jeune homme qui ne quitte plus ses pensées. Il étudie à la grande ville et ne rentre que les fins de semaine. Ce petit mot, plein de douceurs prometteuses, il le lui a certainement glissé juste avant de prendre son train.

Ils se sont fait des promesses comme tous les amoureux, et anticipent à chaque départ le retour tant attendu. Chaque vendredi, elle est au rendez-vous, droite comme un I sur le quai de gare.

Il est là, souriant, son imper un peu trop grand sur son long corps un peu maigre. Dans sa main, il a toujours un cadeau pour elle, des fleurs, des chocolats, aujourd’hui c’est un foulard en soie rouge et jaune, ses couleurs préférées.

Ils ne quitteront que très peu la chambre de bonne qu’elle sous-loue à la copine de sa copine. Entre les moments câlins ils referont le monde, décideront d’aller à la prochaine manif qui est annoncée au mois de mai de cette année 68.

C’est la manif à ne pas rater disent les copains. Tout le monde y sera, tous les métiers représenté!
Il faut que vous veniez c’est important. Surtout toi Joe, tu fais médecine et tu dois faire bouger les choses ! Nous devons tous y être !

Et nous y étions, moi, Joe et les autres.

Nous étions jeunes, nous étions beaux, nous rêvions d’un bel avenir !

L’avenir, nous l’avons eu, beau je n’en suis pas certaine, mais… Tous, sauf Joe !

Son avenir, sa vie se sont arrêtés là, sur le sol froid.

Nous manifestions sans heurts, sans violence, tranquillement. 

Mais Joe, lui, s’est pris la violence en pleine tête par un pavé qui l’a définitivement stoppé. Plus de manif, plus de médecine, plus d’amour !

Notre idéal s’est arrêté ce jour de mois de mai 68, sur ce sol qui restera pour moi, à jamais glacial !

… Mon esprit revient près de ma moitié, allongée à côté de moi, c’est dimanche :

Dimanche d’automne
Autour de notre lit tiède
Il pleut !

Corinne Christol-Banos – Copyright 2019

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