Un secret de guerre

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Le chemin caillouteux, parsemé d’ornières, accentuées encore par les dernières pluies de mars, en faisait un trajet pénible, long et douloureux pour les membres engourdis par des heures de route épuisantes.

Mathilde émergea d’un lourd sommeil, son bras droit complètement ankylosé par le poids de sa fille, Cécile, blottie contre elle depuis le départ. Celle-ci, le pouce vissé dans sa bouche, son mouchoir de coton blanc contre sa joue gauche, dormait toujours, bienheureuse, inconsciente de la longueur du voyage.

Georges, son Fedora en feutre noir incliné sur la partie gauche de son visage, la regardait se réveiller en souriant. Elle lui sourit à son tour, puis lissa sa tenue en essayant de ne pas trop bouger, pour ne pas éveiller Cécile.

Elle bailla discrètement, redressa son chapeau cloche gris orné d’un ruban de satin noir puis fixa son regard sur le paysage extérieur. Modérément intéressée, elle laissait les images se déroulaient sans vraiment se les approprier. Elle enregistrait les chênes qui défilaient, alignés en une rangée incertaine sur ce chemin de campagne. Quelques instants plus tard, Mathilde sortit de sa léthargie cotonneuse pour observer avec plus d’attention cette route qui lui parlait.

– Où sommes-nous André ?

Le chauffeur la regarda dans le rétroviseur avant de répondre :

– Sur une route extérieure à Saint-Étienne, Madame. La route principale est fermée pour travaux. Je fais un détour pour rattraper la nationale, Madame.

Mathilde passa une main tremblante sur son front d’albâtre. Puis elle prit son mouchoir pour s’éventer.

– Vous ne vous sentez pas bien, ma chérie ? Toujours soucieux du bien-être de son épouse, Georges Fricard, anciennement Colonel du 3ème régiment d’infanterie de l’armée de Terre, se penchait en avant pour prendre sa main.
– Ne vous inquiétez pas, je suis un peu incommodée, ce n’est rien.
– Voulez-vous qu’on arrête la voiture, pour faire quelques pas ?
– Non vraiment, ce n’est pas la peine.

Mathilde souhaitait avant tout continuer ce voyage qui semblait ne jamais prendre fin. Partis depuis le matin de Paris, voulant rejoindre Digne et leur maison de campagne, la famille avait fait charger les malles dans le coffre, heureuse de quitter la capitale humide et froide, avec ses odeurs âcres des industries environnantes, pour le lumineux soleil du sud de la France. Cette nuit, une chambre leur avait été réservée dans une bourgade à mi-chemin de leur voyage.

Mathilde scruta le paysage, inquiète. Elle osa un coup d’œil en direction de son époux qui ne la quittait pas du regard. Puis, à nouveau, posa un regard attentif aux rues pavées, aux maisons bordants la route. Se pouvait-il que… ?

– Où sommes-nous exactement André ? L’interrogation qu’elle essaya de rendre la plus légère possible, résonna pourtant à ses oreilles comme un gong d’alerte. Le colonel Georges Fricard ne la quittait plus des yeux, surpris de la question et de l’attitude inadaptée de son épouse.
– Dans une bourgade du nom de Firminy, Madame, répondit le chauffeur.

Mathilde s’éventa encore plus fermement.

– Qu’avez-vous ma chérie ? Je vois bien que ça ne va pas…
- Non vraiment mon ami, je vous assure, ce n’est rien. Pourtant, pensa-t-il, son comportement, sa pâleur, laissaient entendre tout le contraire.

Georges, son chapeau toujours incliné sur la face gauche de son visage se tourna vers le chauffeur et lui ordonna de s’arrêter dès qu’il le pourrait, reprenant quelques instants son ton de commandement. De plus en plus angoissée, Mathilde n’osa pas contredire son époux et silencieusement, pria pour qu’ils ne fassent pas halte dans cette commune, aux noms familiers, aux images encore trop présentes.

La voiture roulait à vitesse modérée, André prenant les virages avec douceur, prudent et attentif comme toujours. Arrivé à un embranchement, il dut tourner sur la gauche afin d’éviter un attelage de chevaux. Dans ces années d’après-guerre, les livraisons de denrées se faisaient toujours en remorques attelées.

Il s’inséra dans une allée bordée d’arbres majestueux, privée à ce qu’il semblait. Mathilde, de plus en plus pâle, ne parlait plus. Son époux la considérait avec attention, surpris de son agitation croissante. Une demeure se profilait au loin, semblable en tous points, à ses souvenirs. Les vieilles pierres blanches usées par le temps repoussaient le soleil du début d’après-midi. Les hautes fenêtres aux carreaux lustrés reflétaient le ciel aux nuages bas.

– Que faites-vous André ? C’est une propriété privée…
- Vous êtes souffrante très chère, intervint son mari, nous allons demander au maître de cette maison de nous accorder l’hospitalité pour quelques instants, le temps de vous remettre.

Georges, inquiet, n’entendait aucune protestation de la part de son épouse. Il avait décidé. Il en serait ainsi. Malgré son invalidité depuis que ses troupes et lui-même avaient sauté sur un obus, malgré son non-engagement dans l’armée depuis la fin de la guerre, il dirigeait toujours, entraînant dans son sillage toutes les personnes avec lui. Mathilde et leur fille Cécile en faisaient partie, sans exception possible.

Mathilde enfonça encore davantage son chapeau cloche afin de dissimuler son visage et attrapa au fond de son sac un éventail qu’elle déplia, s’en servant comme d’un paravent providentiel. Elle fut bien obligée de descendre à la suite de Georges, après s’être assurée que Cécile restait confortablement installée sur les sièges de cuir noir, sous la garde vigilante d’André. Il ne servait à rien de s’emporter. Mathilde était une épouse docile, comme bien des épouses de la haute société. Aucune femme de son rang n’envisagerait de s’opposer à la décision de son mari.

Elle accepta le poing tendu, ganté de Georges pour descendre, puis disciplinée en apparence, elle plaça sa main sur l’avant-bras de son époux pour avancer dans l’allée pierrée. La grande porte en chêne à doubles battants s’ouvrit sur une servante au tablier blanc finement brodé. En quelques mots, Georges Fricard expliqua la situation à la domestique qui les fit entrer dans le salon aux dalles blanches mouchetées de noir. Le mobilier sobre et raffiné donnait le ton de la demeure. De lourdes tentures couleur jonquille encadraient les hautes fenêtres à petits carreaux. Un parfum de roses poudrées flottait dans l’air ambiant de cette fin de matinée, et se retournant pour observer la pièce, Mathilde aperçut un vase en cristal contenant un bouquet de roses jaunes, qui inondait de ses effluves la maison. La jeune fille les invita à s’asseoir, et les laissa pour prévenir son maître de leur arrivée.

Georges, toujours attentif à son épouse, lui massait les tempes du bout des doigts afin de prévenir une éventuelle migraine, auxquelles Mathilde était sujette. Celle-ci n’avait qu’une envie, quitter cette maison au plus vite. Le hasard lui jouait un bien mauvais tour, en l’amenant justement dans cet endroit où elle s’était promis de ne jamais revenir. Elle tenta un piètre sourire lorsque son mari lui demanda si elle se sentait mieux mais ne put répondre, car un claquement régulier se faisait à présent entendre dans le hall d’entrée.

Se retournant d’un même mouvement, le couple vit entrer un vieux monsieur, claudiquant et marchant à l’aide d’une canne en bois, au pommeau en argent. D’un âge avancé, le dos courbé, les cheveux et la barbe blanche, une distinction se dégageait de toute sa personne.

Georges se dirigea immédiatement vers leur hôte, la main tendue.

– Georges Fricard, cher monsieur. Permettez-moi de vous présenter nos excuses pour cette arrivée intempestive, mon épouse est souffrante et nous vous demandons l’hospitalité pour quelques instants seulement, le temps qu’elle se remette.
– Henri Bricon, se présenta à son tour le maître des lieux, en serrant vigoureusement la main de Georges. Je vous en prie, faites comme chez vous. Puis se tournant vers Mathilde et lui prenant sa main gantée : Vous me voyez désolé, Madame, d’apprendre votre inconfort. Ma domestique va vous apporter une boisson pour vous rafraîchir.
– Je vous remercie, Monsieur Bricon, c’est extrêmement aimable de votre part de nous accueillir de la sorte, alors que nous arrivons à l’improviste.
– Tsst, tsst, tsst… fit le vieux monsieur. À mon âge, j’ai très peu de distractions… un peu de visite est toujours la bienvenue.
– Vous vivez seul dans cette si grande demeure ? interrogea surpris Georges.
– Hélas, oui. Depuis le décès de mon fils après la guerre, ma belle-fille est repartie dans sa famille avec mon petit-fils. Je ne les vois malheureusement pas souvent.

À ses paroles prononcées, Mathilde ressentit un coup de poignard lui traverser la poitrine. Un éclair lui zébra le crâne et elle vit une pluie d’étoiles s’abattre sur elle. Elle tomba inanimée au bas de son fauteuil.

* * * * *

Mathilde porta la main à son front brûlant. Elle avait l’impression qu’une machine lui serrait la tête et la lui broyait à l’aide de spatules métalliques géantes. Elle aperçut Cécile jouer à ses côtés, sur le sofa, avec sa poupée préférée.

Elle gémit piteusement. L’instant suivant, Georges lui bassinait les tempes avec un linge humide parfumé à la lavande.

– Vous m’avez fait très peur, ma chérie ! Comment vous sentez-vous ?

Les yeux encore pâlis, les traits tirés, Mathilde essaya de se redresser.

– Non, restez allongée, c’est plus prudent. Monsieur Bricon est allé faire chercher son médecin.
– Ce n’est pas la peine, je me sens mieux à présent.

Sa pâleur pourtant prouvait le contraire.

– Que m’est-il arrivé ?
– Vous vous êtes évanouie, vous ne vous souvenez pas ?

De plus en plus inquiet, Georges avait retiré son Fedora et sur son visage tuméfié sur lequel la guerre avait laissé son empreinte douloureuse, on pouvait percevoir toute l’angoisse qu’il ressentait.

– Ah oui, c’est vrai, je me souviens à présent. J’ai eu très mal à la tête, puis plus rien…

Ils durent s’interrompre car le médecin dépêché par la domestique faisait son entrée dans le salon. Allongée sur une chauffeuse, Mathilde répondit aux questions du praticien, qui après quelques instants, se retira. Il rassura Monsieur Fricard sur l’état de son épouse et suggéra juste du repos après ce voyage éprouvant.

Lorsqu’ils sortirent de la pièce, Mathilde se remémora les évènements et l’annonce du décès d’Ernest Bricon lui souleva le cœur, encore une fois. Car, il s’agissait à n’en pas douter d’Ernest. Mathilde, comme beaucoup d’autres épouses durant la guerre, avait aidé au mieux les infirmières et médecins restés dans les villes pour accueillir les blessés. Les salles communes, les demeures abandonnées dans l’urgence, servaient d’hôpitaux de fortune lorsque ceux-ci étaient combles.

Un matin de mai, l’infirmière en chef du dispensaire où elle allait tous les jours lui demanda si elle pouvait se rendre en banlieue afin de renforcer les équipes sur place. Mathilde avait répondu présente, sans réfléchir, sans savoir où elle serait dirigée. À l’époque, son époux était à la guerre quelque part dans le nord, elle ne savait où exactement, les régiments changeant souvent de place et les lettres arrivant péniblement à leurs destinataires. Cécile n’était pas encore née, elle était donc libre de ses mouvements. C’est ainsi qu’elle pénétra pour la première fois dans les lieux et place de la bourgade de Firminy. Cette demeure elle la connaissait, bien que n’y étant jamais entrée. Elle y passait tous les jours devant, en faisant le chemin du couvent dans lequel elle était hébergée avec les autres bénévoles jusqu’au dispensaire de la commune.

Les blessés affluaient en masse. Les membres arrachés, le visage défiguré, certains n’arrivaient au dispensaire que pour exhaler leur dernier souffle. Mathilde faisait de son mieux. Quelques mots suffisaient parfois à apaiser la détresse de ces hommes dont l’horreur noircissait encore les prunelles assombries.

Ce fut elle qui s’occupa d’Ernest lorsqu’il arriva sur un brancard, le torse noirci, le visage recouvert d’un bandeau et une main terriblement abîmée. Il respirait difficilement, ne pouvait ouvrir que son œil droit. Lorsqu’il sentit les mains de Mathilde sur lui, il lui attrapa le poignet et ne le lui lâcha plus jusqu’à ce qu’un médecin prenne le relai.

Au fil des jours, son état s’améliora. Il resterait handicapé, c’était certain, mais pourrait marcher et respirer normalement. Un lien particulier se noua entre les deux jeunes gens. Rien en rapport avec l’amour ou une quelconque attirance. Non, c’était plutôt de la tendresse. Tendresse pour un homme qui avait failli perdre la vie et qui pourrait être son Georges ; tendresse pour une femme un peu plus âgée que lui, qui pourrait être sa sœur.

Mathilde resta plusieurs mois sur place, à soulager les douleurs, les angoisses et les terreurs nocturnes de ces hommes. Enfin, Ernest guéri put retourner chez lui, c’est-à-dire tout près, dans cette demeure-même… La guerre était finie pour lui. Ils se revirent quelques fois au hasard d’une rencontre. Puis un jour, ce fut pour Mathilde le moment de rentrer. Elle n’eut plus jamais de nouvelles, jusqu’à aujourd’hui. Apprendre qu’il était mort après avoir enduré les souffrances de ses blessures, lui procurait un sentiment d’abandon intense. Un peu comme une trahison, comme s’il avait failli à son devoir de citoyen, ou simplement de rescapé. Que lui était-il arrivé ?

Mathilde reprit des forces et se leva. Elle embrassa tendrement les cheveux de sa fille puis partit à la recherche de son époux. Elle le trouva dans la pièce d’à côté, une salle dédiée à la lecture, avec sa bibliothèque et ses longues rangées d’étagères sur les murs. Elle s’avança et avant que Georges n’ait put dire quoi que ce soit, demanda des explications au vieux monsieur sur les circonstances de la mort de son fils. Bien qu’il fût étonné de la question, celui-ci lui répondit : toujours amoureux de la nature et de ses chevaux, Ernest n’avait pas voulu écouter les recommandations des médecins et était remonté trop vite en selle. Lors d’une sortie avec son épouse, il avait fait un malaise et dans sa chute, sa tête avait percuté une grosse pierre.

Alors prenant son courage à deux mains, car son époux ignorait cette partie de sa vie qu’elle avait conservé précieusement comme un secret de guerre, elle raconta en détail aux deux hommes attentifs comment elle avait rencontré Ernest et l’avait soigné. Elle le devait à Ernest, à son père et à Georges.

Ils restèrent plusieurs heures à parler ensemble, de la guerre, de l’horreur de ce qu’avait enduré ces hommes, à jamais gravée dans les cœurs. La nuit s’invitant presque par surprise, le vieux monsieur leur proposa de demeurer dormir dans sa maison. Ils n’hésitèrent pas, ils avaient encore tant de choses à échanger.

Avant de monter se coucher, Mathilde souhaita accomplir un geste important. Elle alla cueillir quelques roses jaunes du jardin avec l’autorisation de leur hôte, puis d’un pas déterminé se rendit jusqu’à la rivière qui traversait la bourgade. Elle s’avança sur la berge couverte de galets plats, et s’agenouillant, déposa le bouquet de roses sur le sol, à l’endroit exact où bien des fois Ernest et elle s’étaient promenés, lorsqu’il était en convalescence.

Mathilde conserverait pour toujours, dans son cœur, le souvenir ému de ce lieu comme le témoignage de leur complicité amicale.

Corinne Christol-Banos – Copyright 2021

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1 commentaire
  • J’ai beaucoup aimé le « secret de guerre » ; on a l’impression de vivre une scène d’un film de guerre avec l’héroïne qui se souvient.

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