Soixante années séparaient Camille d’Antoinette.
Lorsqu’elles se rencontrèrent la première fois, Camille était encore bébé et Antoinette avait 59 ans. Leur relation pouvait s’apparenter à celle d’une petite fille avec sa grand-mère. Non pas que Camille n’ait pas de grand-mère mais plutôt parce que, habitant sur le même palier dans un immeuble de quelques étages, un lien se tissa tout naturellement entre elles.
Au fil des ans, la petite fille allait souvent chez sa voisine. Lorsqu’elle s’ennuyait Antoinette sortait le jeu de dames, ou bien lui apprenait le point de mousse pour tricoter sa première écharpe.
Antoinette vivait seule, veuve, ses enfants ayant fait leur vie. Elle impressionnait beaucoup Camille car, sur ses mains, elle gardait la trace brûlante d’un retour de vapeur lorsqu’elle était repasseuse professionnelle. Mais à la petite fille elle racontait que c’était parce qu’elle s’était trop rongée les ongles étant enfant que le bout de ses doigts avait fondu !
À l’adolescence, comme beaucoup de jeunes, Camille tournait en rond chez elle et ne savait que faire de ses longues journées de vacances. Alors, elle traversait le palier et tapait doucement à la porte d’Antoinette :
« Entre Camille » lui disait sa voisine qui reconnaissait à chaque fois son léger tapé.
Ce jour-là à sa mine déconfite Antoinette, la questionna :
« Alors, à quoi veux-tu qu’on joue aujourd’hui ? »
« Je n’ai envie de rien ! Je m’ennuie ! » répondit l’ado la mine boudeuse.
« Viens, j’ai quelque chose pour toi ! »
Et Antoinette entraîna Camille dans sa chambre où ahurie, celle-ci vit les trois murs de la pièce tapissés du sol au plafond de livres ! Des livres de toutes les sortes, de toutes les couleurs, de toutes les tailles !
Une collection impressionnante de livres.
Bien vite Camille sentant le piège, voulut repartir en sens inverse.
« Où vas-tu comme ça ? lui demanda Antoinette. Choisis un livre ! »
« Je n’aime pas lire ! » grogna Camille en essayant une fois de plus de s’échapper.
« Je ne te demande pas si tu aimes lire, je te dis de choisir un livre ! »
Camille secoua la tête. Voyant qu’elle refusait catégoriquement d’en prendre un sur l’étagère, Antoinette choisit pour elle un volume et le lui tendit. C’était un roman « à l’eau de rose » pour adolescente en manque d’amour.
« Non, je veux pas ! » répéta Camille.
« Lis quelques lignes seulement et si vraiment tu ne l’aimes pas, alors rapporte-le. »
Camille, dépitée, rentra chez elle et accepta le deal. Elle commença à lire le premier paragraphe. Du premier elle passa au deuxième, puis au troisième et ainsi de suite.
Vous l’aurez compris : Camille a lu tout le livre et a adoré !
D’un livre elle est passée à deux, puis trois jusqu’à un nombre toujours plus important. Camille qui ne lisait jamais et dont les parents voulaient qu’elle s’instruise finirent par l’obliger à arrêter ses lectures pour sortir voir ses potes ! Comble de l’ironie !
À chaque visite de sa petite voisine, Antoinette disait simplement :
« 3ème étagère, à gauche, 10ème livre, tu vas l’adorer ! »
C’est ainsi que de non-lectrice, Camille est devenue en quelques semaines une assidue, intéressée par tous les styles, du roman au polar, de la fiction à la biographie. Elles avaient toutes deux beaucoup échangé au fil du temps, dans toutes sortes de domaines, mais Camille garderait de celui-ci un souvenir émouvant. Car c’est Antoinette qui lui apprit à aimer les mots. À les utiliser au quotidien pour enrichir son vocabulaire, ses expressions. Cela devint une passion telle, qu’elle commença à écrire. Depuis ces années-là, elle utilise les mots comme faisant partie d’elle à part entière.
Aujourd’hui, Camille écrit. C’est sa vie.
À Antoinette…
Corinne Christol-Banos – Copyright 2019