Loufoqueries

Corinne-Christol-Banos-loufoquerie-Nouvelle

Piste d’écriture : Poursuivre le texte de « le pas sur le côté » 
Début de La quête d’Ewilan de Pierre Bottero, éd. Rageot – 2003

Quelle famille !

Camille était âgée exactement de quatre mille neuf cents jours, soit un peu plus de treize ans, la première fois qu’elle effectua « le pas sur le côté ».

Elle en était certaine, puisque c’est au moment où elle entreprenait des calculs savants pour connaître son âge avec précision qu’elle descendit du trottoir sans s’en rendre compte et se retrouva au milieu de la chaussée face à un énorme camion. Elle fut tirée de sa rêverie mathématique par le mugissement du klaxon.

Le poids lourd fonçait droit sur elle, tous freins bloqués. Les pneus malmenés hurlaient, leur gomme fumante essayant vainement d’arrêter les trente tonnes du monstre.

Camille se figea sur place, incapable du moindre mouvement, tandis que son esprit de jeune surdouée analysait la situation.

Malgré elle, elle nota qu’il était remarquablement stupide de passer les dernières secondes de sa vie à regarder arriver un camion. Son irrépressible curiosité l’empêcha de fermer les yeux et elle n’eut pas le temps de crier, ce qu’elle aurait adoré faire…

… Non, Camille ne cria pas, elle se prit simplement les pieds dans une racine et tomba de tout son long dans l’herbe, le nez à quelques centimètres d’un superbe bolet.

– Boletus edulis, remarqua-t-elle à haute voix, car elle était friande de champignons et parlait volontiers le latin.

Le poids-lourd, derrière elle, s’était enfin immobilisé aux prix d’efforts de freinages « hydrogigantesques ». Camille, n’y prêtant aucune attention, toujours allongée au sol, contemplait émerveillée, ce magnifique spécimen dressé devant ses yeux. Le chauffeur descendit de son véhicule et se rua sur l’adolescente à terre.

– Espèce de petite… mais il stoppa net, les mots n’arrivant pas à sortir de sa bouche. La peur puis la rage qu’il éprouvait, l’étouffaient, l’empêchant de s’exprimer correctement.

Camille, toujours dans sa contemplation n’entendait même pas l’homme lui parler.

– Tu vas me répondre ! s’énerva-t-il.

– Pardon ? fit enfin Camille, étonnée. Les vêtement sales, toujours allongée au sol, indifférente de l’image qu’elle renvoyait d’elle aux passants, son attitude ne correspondant pas à quelqu’un ayant manqué se faire écraser, Camille levait des yeux ébahis pour regarder le chauffeur.

– Non… mais tu as vu que j’ai failli te rouler dessus ? Tu peux pas faire attention…

Se retournant vers son objet de contemplation, et en désignant de son index le champignon, elle articula :

– Boletus edulis !

– Pardon ? ce fut au tour du chauffeur de ne pas comprendre.

– Boletus edulis ! redit-elle à son intention.

– Quoi ???

- C’est un bolet ! lui précisa-t-elle comme si elle énonçait un trésor merveilleux. C’est extraordinaire d’en trouver ainsi en pleine ville !

– Mais t’es fada ! s’exclama le chauffeur complètement hébété du comportement de Camille.

– Il est magnifique !

– J’ai failli te tuer ! Pourquoi t’es descendue comme ça du trottoir ?

–  Pourquoi je suis descendue du trottoir ? intriguée par cette question qui la faisait revenir à la réalité, elle se questionnait elle-même. Mais oui, pourquoi je suis descendue du trottoir ?

Le chauffeur fronça les sourcils. Cette petite n’allait pas bien !

– Ça y est je me souviens ! fit-elle en se tapant le front et en se remettant sur ses pieds. J’ai fait un pas de côté ! lui dit-elle du ton qu’elle emploierait pour divulguer un secret d’état.

– Ouais, et alors ? demanda le chauffeur.

– Mais c’est génial ! Vous ne comprenez pas ? J’étais en train de calculer mon âge…

– Ah, pourquoi ? Tu connais pas ton âge ? questionna-t-il moqueur.

– Mon âge en jours ! Vous connaissez votre âge en jours ? lui demanda-t-elle.

Le chauffeur se gratta la tête. Qui calculait son âge en jours et non pas en année ? Cette petite n’était vraiment pas bien. Peut-être s’était-elle cognée la tête par terre en tombant ?

– Tu veux que j’appelle tes parents ?

– Pour quoi faire ?

– Je pense que ce serait bien que t’aille voir un médecin.

– Pourquoi ? Je vais bien !

– Donne-moi le numéro de ta mère, je vais l’appeler. Insista-t-il.

– Si vous voulez, fit Camille en le lui donnant.

Elle haussa les épaules, puis se désintéressa de l’homme pour sortir de sa poche un calepin avec lequel elle se mit en devoir de noter les mensurations du magnifique spécimen devant elle. Camille s’agenouilla à sa hauteur et le croqua sur une feuille à dessin avec son crayon à papier. Complètement indifférente à ce qui se passait autour d’elle, elle se remit à penser à son pas de côté. C’était la première fois qu’en réfléchissant de la sorte, elle s’écartait de son chemin. C’était fantastique ! Si elle n’avait pas fait ce pas de côté, jamais elle n’aurait vu ce bolet. Ses couleurs, mi- rouge, mi-ocre, sa taille d’au moins 10 cms, son chapeau délicatement ourlé, TOUT lui conférait des airs du BOLET de l’année !

L’homme, indécis, attendait la mère de la petite. Il s’inquiétait de plus en plus. Pourvu que ce ne soit pas grave ! Enfin, il vit arriver une voiture de petite taille de couleur rose avec des pois rouges dessus ! Étonnante la couleur de ce véhicule, pensa-t-il. La seconde suivante, une femme ressemblant énormément à la petite en descendit. Elle portait une robe rose avec des pois rouges dessus ainsi que des escarpins dans les mêmes tons ! Il détaillait la femme de la tête au pieds, abasourdi de sa tenue vestimentaire. Lorsqu’elle l’aperçut, elle se dirigea vers lui.

– Bonjour madame, vous êtes la maman ? fit-il en désignant Camille, toujours contemplative du bolet.

– Oh ! Oui, bonjour monsieur, c’est gentil à vous de m’avoir appelé ! Vous avez eu un accident, c’est ça ?

– Euh… pas tout à fait… disons que pour simplifier votre fille est descendue du trottoir et j’ai freiné pour l’éviter.

– Ah ! Ma chérie ça va ? Tu n’as rien ? demanda-t-elle à la petite par terre, s’inquiétant avec un temps de retard de l’état de santé de sa fille.

Lâchant pour quelques secondes le bolet des yeux, elle fit non de la tête à sa mère. Puis reporta à nouveau son attention sur le champignon.

– Non, je l’ai pas touché, mais je m’inquiète… elle a disons… un comportement bizarre… repris le chauffeur.

– Bizarre ? Comment ça ?

– Et bien, elle dit des choses étonnantes…

– Étonnantes ? Vraiment ?

- Oui ! Elle dit qu’elle a fait un pas de côté et que c’est grâce à ça qu’elle a découvert le champignon… enfin, vous voyez c’est pas normal !

– Ah oui, je comprends ce que vous voulez dire par bizarre… elle contemplait sa fille, attendrie.

– Et vous, monsieur, vous n’avez rien ? l’interrogea-t-elle en le regardant de la tête aux pieds.

– Moi ? Non, j’ai juste eu peur de ne pas m’arrêter à temps et de la percuter avec mon camion ! Ce faisant, il désignait son trente tonnes, en travers de la chaussée.

Délaissant sa fille, la mère se rapprocha du poids-lourd et se mit à en faire le tour, subjuguée.

– Oh votre camion est splendide ! 

– Ahhh ! Merci ! Il ne s’attendait certes pas à une telle remarque !

Elle se mit à l’examiner sous toutes les coutures, puis énonça les détails du poids-lourd comme l’aurait fait un vendeur :

– Camion frigorifique à double étage, mono température, direction assistée, ABS, régulateur de vitesse… et elle continua ainsi la fiche technique du poids lourds, n’oubliant aucun détails mécaniques.

Sidéré, l’homme restait planté à regarder la femme caresser la carrosserie d’une main amoureuse. Puis, elle lui posa cette question surprenante :

– Vous le vendez combien ? La mère tout en posant cette question réfléchissait. Aurait-elle assez de places pour le stationner dans son hangar ? Sa dernière acquisition, un dix-huit tonnes prenait une partie du garage, mais qu’est-ce qu’il était beau dans ce rouge rutilant ! Elle n’avait pas pu résister !

– Oooh ! Com-ment ? Bégaya-t-il.

– Combien le vendez-vous ? Répéta-t-elle.

– Vous voulez l’acheter ? La stupéfaction imprégnait les mots de l’homme.

– Oui, répondit-elle comme si elle négocier des melons au marché. Il sera parfait dans ma collection.

– Ah, parce que vous collectionnez les camions ?

– Oui, à la maison tout le monde se passionne pour quelque chose. Camille, se sont les champignons, surtout ceux de la catégorie des bolets. Moi, se sont les poids-lourds ! Elle roulait ses yeux tout en expliquant sa passion. Mon mari, se sont les boites d’allumettes. C’est beaucoup moins encombrant, pouffa-t-elle.

– M-mais… il n’est pas à vendre !

– Ah bon ? Dommage !

Le chauffeur, de plus en plus indisposé par l’attitude loufoque de la femme, se dirigea vers son trente tonnes.

– Désolé, ma petite dame, mais je suis pressé et le camion n’est pas à vendre. Faut que j’y aille. Chemin faisant, il montait à présent dans la cabine.

– Oh, vraiment ! Quelle déception ! Il est si beau ! Vous êtes sûr de ne pas vouloir réfléchir ? Elle espérait encore qu’il change d’avis.

– Non, madame, il n’est pas à vendre. À tantôt…

La femme tourna les talons sans plus de cérémonie, plantant l’homme stupéfait. Il la regarda s’agenouiller aux côtés de sa fille et à sa plus grande surprise la vit sortir un appareil photo avec lequel elle se mit à mitrailler le champignon.

Les gens sur le trottoir regardaient la fille et la mère à terre, se photographiant l’une l’autre auprès du bolet sans se soucier de l’étonnement qu’elles provoquaient. Perplexe, le chauffeur secoua la tête, ahuri. Il laissa les deux femmes complètement parties dans leur quête du Boletus edulis !

Camille regardant sa mère, geignit en voyant le poids-lourd partir :

– Oh mes champignons auraient été si bien dedans. Quel dommage !

La mère haussa les épaules, dépitée.

– Que veux-tu, les gens de nos jours ne sont plus serviables !

Corinne Christol-Banos – Copyright 2020

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